À l’ère du numérique, les entreprises informatiques gagnent de plus en plus en puissance et en taille. Le pouvoir de marché vis-à-vis des concurrents.es, des fournisseurs.ses et des acheteurs.ses est régi par la loi suisse sur les cartels. Mais quand celle-ci doit-elle intervenir?
Une entreprise est en position dominante lorsqu’elle peut agir indépendamment des autres acteurs du marché sans craindre de perdre ses parts de marché. Le droit des cartels permet d’occuper une position dominante sur le marché, mais celle-ci peut également faire l’objet d’abus.
Dans de telles situations, les autorités de la concurrence interviennent. Patrick L. Krauskopf, professeur de droit des cartels à la ZHAW et avocat chez Agon Partners, explique le phénomène de l’abus de position dominante: «Une entreprise dominante a certaines obligations de comportement envers ses concurrents.es, ses clients.es et ses fournisseurs.es. Ceux/celles-ci ne doivent pas être évincés du marché ou désavantagés d’une autre manière sans raisons justifiées. Le législateur a introduit cette règle afin d’éviter les effets négatifs de tels comportements sur la concurrence».
Pour évaluer la position dominante classique, on regarde surtout – pour simplifier – les parts de marché des concurrents.es. Le nouveau concept de pouvoir de marché relatif, introduit le 1er janvier 2022, tient en revanche compte du rapport de force au sein d’une chaîne de création de valeur. Selon la volonté du législateur, le droit des cartels est ainsi plus adapté aux réalités du marché en se concentrant sur les rapports de dépendance individuels.
Domination du marché par des lacunes
Le droit suisse des cartels réglemente entre autres le comportement d’une entreprise dominante sur le marché et interdit l’exploitation abusive de sa position sur le marché. En cas d’abus, l’entreprise la plus forte pourrait exploiter son pouvoir de négociation et imposer par exemple des prix ou des conditions inappropriés à son partenaire, selon la devise «à prendre ou à laisser». Comme pour toute loi, il existe des failles dans la loi sur les cartels, c’est pourquoi celle-ci est aujourd’hui à nouveau révisée.
Actuellement, sur des marchés de plus en plus numérisés, le risque existe que la concurrence soit durablement affectée. Cela se produit par exemple lorsqu’un constructeur automobile vend lui-même les véhicules aux clients finaux via un site Internet et transforme ainsi les concessionnaires automobiles existants en simples agents.es. Un constructeur peut ainsi empêcher la pression concurrentielle de l’étranger, par exemple pour obtenir un prix final plus élevé en Suisse.
La Commission de la concurrence (COMCO) est responsable de l’application de l’interdiction d’abus en Suisse. Elle s’occupe de 95% des cas et les 5% restants finissent devant les tribunaux. Le nombre plutôt restreint de collaborateurs.rices de la COMCO ne permet de traiter qu’un nombre limité de dénonciations. C’est pourquoi le Conseil fédéral prévoit, dans le cadre de la révision actuelle de la loi sur les cartels, de faciliter l’accès aux tribunaux et de traiter ainsi davantage d’infractions au droit des cartels.
Exemple de cas dans le secteur informatique
Un cas classique d’exploitation abusive d’un pouvoir de marché se produit également lorsqu’une entreprise lie l’achat de son produit dominant à l’utilisation d’autres produits ou lorsqu’elle augmente massivement le prix sans raison.
Dans le secteur informatique, il existe un potentiel d’abus lorsqu’un géant de l’informatique ne rencontre presque plus de concurrence sur le marché, comme les entreprises GAFAM. Dans de tels cas, les entreprises profitent du fait que la clientèle ne peut pas ou peu se tourner vers les alternatives de la concurrence. Il s’agit principalement de ventes liées contraires au droit des cartels et de redevances de licence inappropriées.
Il existe certes un instrument efficace du droit des cartels pour protéger les PME contre un pouvoir de marché, mais il n’est pas toujours conseillé d’agir seul contre de tels géants de l’informatique, car des mesures de rétorsion ne peuvent pas être exclues.
Ce n’est qu’en cas d’échec de tous les efforts qu’une procédure de droit des cartels entre en ligne de compte.
Une étape prometteuse consiste plutôt à former un groupement d’intérêt afin d’unir les préoccupations des différentes entreprises. Ce groupement peut ainsi entamer des négociations plus ciblées avec les géants de l’informatique. Une autre solution consiste à faire appel à une association ou à une fondation telle que la KMU-Rechtsdurchsetzung.
Les PME sont tributaires de relations commerciales qui fonctionnent. Ainsi, lors d’une négociation, il faut d’abord garantir l’obtention des prestations informatiques essentielles. Ce n’est que si tous les efforts échouent qu’une procédure de droit des cartels entre en ligne de compte. Pour les avocats.es, il peut s’avérer difficile de coordonner les intérêts des PME à un bon fonctionnement de l’informatique et à l’examen du comportement de l’entreprise informatique par la COMCO.
Patrick L. Krauskopf poursuit: «S’il existe des indices d’une procédure relevant du droit des cartels, j’opte toujours pour une stratégie de négociation classique qui vise à négocier des «conditions commerciales» les plus conformes possibles au marché. Cela se fait dans un mode d’escalade en utilisant tous les instruments de la Litigation-PR, qui comprennent également la communication et les relations publiques. La dénonciation à la Comco ou une action en justice est alors le plus souvent une ultima ratio».
Infractions et procédures
Lorsque la COMCO ouvre une procédure, les dénonciateurs.rices n’ont généralement pas à supporter d’autres charges ou frais. Ils doivent toutefois étayer leur plainte par suffisamment d’informations et de faits pour que la COMCO puisse se saisir de l’affaire et la poursuivre. En revanche, si une PME saisit un tribunal civil, les risques de coûts peuvent être importants. Dans de tels cas, la PME peut alors rassembler les fonds nécessaires pour le procès par le biais du crowdfunding.
Si le géant de l’informatique est condamné lors d’une procédure devant la COMCO, les sanctions peuvent être considérables. La loi sur les cartels prévoit des amendes élevées: cela représente 10% du chiffre d’affaires réalisé en Suisse au cours des trois dernières années. En outre, pendant la procédure, la COMCO peut veiller, à l’aide de mesures préventives, à ce que la PME en question continue à être approvisionnée en prestations informatiques.
Pendant la pandémie, le pouvoir de marché des entreprises informatiques s’est accru. Au cours des deux dernières années, les litiges contre les augmentations de prix et les conditions moins favorables ont été nettement plus nombreux. Les clients.es sont devenus.es dépendants.es des géants de l’informatique, de sorte que des systèmes dits «prisonniers» (effet de verrouillage) se sont développés. Toutefois, l’ampleur des infractions à la loi sur les cartels commises par ces puissances informatiques ne sera connue que dans les deux ou trois prochaines années.
Texte Elma Pusparajah
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