La formation en droit s’adapte aux défis du numérique
La formation en droit doit constamment s’adapter aux besoins de la société et doit en particulier relever les défis du numérique. Jacques de Werra, professeur de droit des obligations et de droit de la propriété intellectuelle & Directeur du Digital Law Center à la Faculté de droit de l’Université de Genève et professeur invité à Harvard Law School et à Stanford Law School, présente dans cette interview l’évolution et les perspectives de l’enseignement du droit.
En Suisse, y a-t-il eu de récents changements concernant la formation en droit ?
La formation en droit (en Suisse et ailleurs) se doit d’être en constante évolution dès lors qu’elle vise à former des étudiants qui soient prêts à relever les défis juridiques de notre société. La formation en droit – et plus généralement la formation universitaire – doit donner à nos étudiants les moyens d’être et de rester compétitifs dans un marché du travail qui l’est fortement, aussi grâce à leurs compétences transversales (« soft skills »), parmi lesquelles figurent notamment l’esprit critique, la capacité d’argumentation, l’aptitude à la conduite de négociations et de médiations afin de résoudre les litiges, la clarté et l’efficacité de l’expression écrite et orale. C’est un axe stratégique important de notre Doyenne de Faculté (la Prof. Audrey Leuba).
Ces compétences transversales revêtent une importance d’autant plus centrale que s’accélère l’automatisation de certaines tâches grâce à l’utilisation d’outils technologiques / d’intelligence artificielle. Les progrès technologiques permettent en effet de gérer certaines activités de nature juridique de manière plus autonome et ainsi avec une intervention humaine qui se réduit progressivement, par exemple la révision automatique d’un volume élevé de contrats et l’identification des clauses contractuelles problématiques dans le cadre d’opérations de fusions et acquisitions de sociétés (mergers & acquisitions, M&A).
La mission du juriste de demain consistera aussi à maîtriser [le] défi informationnel et en particulier les outils de l’IA, tant pour ce qui a trait aux questions juridiques propres de l’IA que ce qui concerne l’utilisation des outils d’IA afin d’effectuer le travail juridique attendu.
Chaque année, le droit évolue avec de nouvelles lois et de nouvelles réglementations, que ce soit en matière de cybersécurité ou de développement durable par exemple. Comment la formation en droit suit-elle ces évolutions ?
Toute formation en droit doit naturellement suivre de manière très étroite les évolutions législatives récentes qui surviennent sur le plan national mais aussi sur le plan international et européen (vu l’intérêt général du droit suisse à être « eurocompatible »). L’offre de formation doit ainsi couvrir les nouveaux domaines du droit qui émergent. En ce qui concerne la cybersécurité et le droit du numérique, notre Faculté a récemment nommé un professeur de droit du numérique afin de renforcer nos activités en matière de droit de la cybersécurité et de la protection des données personnelles. L’intelligence artificielle (IA) constitue un autre enjeu juridique majeur auquel le monde du droit doit faire face. Le récent lancement de l’outil d’IA ChatGPT et d’autres outils similaires permettant de créer des contenus de manière autonome suscite ainsi nombre de questions juridiques. En matière de droit d’auteur par exemple, le reproche est fait à certains outils d’IA de violer les droits d’auteurs sur les œuvres créées par des artistes qui ont servi à « nourrir » l’outil d’IA concerné. ChatGPT et les autres outils d’IA permettant la génération de textes soulèvent par ailleurs et plus fondamentalement des défis pédagogiques, vu la capacité de ces outils de générer des textes structurés, ce qui doit conduire les institutions de formation et de recherche à repenser les modalités de rédaction (non surveillée) de travaux écrits par les étudiants. Des scandales ont déjà éclaté à ce propos, des étudiants ayant en effet soumis des textes qui avaient en réalité été rédigés par ChatGPT. Le développement durable (qui a aussi une composante numérique) fait également l’objet de cours au sein de notre Faculté, et ce, sous différents angles, en particulier le droit de l’environnement ainsi que la gouvernance et la responsabilité sociétale des entreprises (ESG).
Les différentes universités suisses proposent-elles des formations/spécialisations différentes ?
Chaque Université vise à mettre à profit l’écosystème qui lui est propre. Pour ce qui concerne notre Faculté à Genève, au-delà de la grande qualité de nos formations de base, nous avons le privilège de bénéficier d’une très grande expertise dans nombre de domaines du droit international (droit humanitaire, droits de l’homme, droit de l’Organisation Mondiale du Commerce, droit de la santé, résolution des litiges internationaux – en particulier l’arbitrage
international -, droit de la propriété intellectuelle etc.), ce généralement grâce à la proximité et aux étroits liens tissés avec la Genève internationale et avec les acteurs de la gouvernance globale qui sont basés à Genève.
Comment voyez-vous la formation en droit évoluer en Suisse à court ou moyen terme ?
Comme d’autres professions de services, le juriste est confronté à un défi informationnel, celui de gérer – et de digérer – une masse croissante d’informations afin d’en tirer des conclusions juridiques, ce qui peut être facilité par la technologie, en particulier l’IA. Dans cette perspective, la mission du juriste de demain consistera aussi à maîtriser ce défi informationnel et en particulier les outils de l’IA, tant pour ce qui a trait aux questions juridiques propres de l’IA (telles que la question délicate de la responsabilité découlant de l’usage de l’IA) que ce qui concerne l’utilisation des outils d’IA afin d’effectuer le travail juridique attendu (comme utiliser l’IA pour élaborer une première ébauche d’un contrat qui pourra ensuite être améliorée et retravaillée). Il sera dès lors nécessaire d’intégrer ces éléments dans les formations qui seront offertes à nos étudiants et nous nous réjouissons de le faire dans le cadre des activités de notre Digital Law Center et de notre Faculté.
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