Réconcilier écologie et rentabilité pour bâtir la ville de demain
Bertrand Piccard, psychiatre de formation et explorateur suisse de renommée mondiale, est connu pour ses projets visionnaires alliant écologie et innovation technologique. Après son tour du monde en avion solaire avec Solar Impulse, il continue de repousser les limites pour montrer que la transition écologique peut être à la fois rentable et bénéfique pour l’industrie. Dans cette interview, il revient sur les solutions qu’il soutient pour bâtir un futur durable et repenser nos villes. L’exposition « Ville de Demain, une exploration en 1000+ solutions », présentée à Tour & Taxis à Bruxelles jusqu’au 10 janvier 2025, met en lumière ces innovations.
Bertrand Piccard, pourquoi avoir choisi le thème des villes pour l’exposition « Ville de Demain » ?
Les villes représentent environ 75 % des émissions de CO2. Si l’on prend en compte l’exode rural et la croissance démographique, on doit construire l’équivalent d’une ville de la taille de Manhattan tous les quatre mois. C’est énorme. Si ces villes ne sont pas conçues de manière durable et décarbonée, les problèmes climatiques vont s’aggraver. Cette exposition présente plus de 1000 solutions pour transformer nos villes en des espaces plus écologiques et efficaces.
Quelles sont les solutions qui vous semblent les plus prometteuses pour transformer les villes de manière durable ?
Il y a par exemple Dramix, un système d’agrafes en acier mélangées au béton, qui permet de réduire l’utilisation de grosses armatures en fer. Cela diminue la consommation de béton et d’acier, réduit les émissions de CO2 et est économiquement plus rentable. Une autre solution concerne la récupération de la chaleur de l’eau des douches. On ne se rend pas compte que l’on gaspille énormément d’énergie en laissant cette chaleur partir dans les égouts. Avec des systèmes de récupération, on peut réduire nos factures d’énergie.
Il y a aussi des solutions contre le gaspillage alimentaire, qui représente 6 % des émissions mondiales de CO2, soit deux fois plus que l’aviation. Chaque solution s’attaque à un pan du problème, et ensemble elles contribuent à une transformation globale.
Pensez-vous que ces solutions peuvent être mises en œuvre rapidement ?
Le problème, c’est que chaque solution ne résout qu’une partie du problème. Cependant, elles sont économiquement rentables à long terme, donc il vaut la peine de les adopter. Le défi principal, c’est l’investissement initial. Beaucoup de gens n’ont pas les moyens de financer, par exemple, une pompe à chaleur. C’est pourquoi il faut créer des modèles économiques où l’on vend l’usage plutôt que la propriété. Par exemple, au lieu d’acheter un panneau solaire, vous ne payez que l’électricité qu’il produit, via un modèle de paiement par téléphone portable, comme cela se fait déjà dans certains pays.
Qu’est-ce que Solar Impulse et quel est son impact sur votre vision de l’avenir ?
J’ai commencé le projet Solar Impulse en 2002, et nous avons bouclé le tour du monde en 2016. Ce projet était avant tout symbolique. Il ne s’agissait pas de révolutionner l’aviation, mais de montrer que les énergies renouvelables permettent d’accomplir des choses autrefois jugées impossibles. L’idée était de prouver qu’un avion pouvait voler jour et nuit, uniquement à l’énergie solaire.
Aujourd’hui, je travaille sur un nouvel avion à hydrogène, avec pour objectif de réaliser un tour du monde sans émissions et sans escale d’ici 2028. Ce projet, nommé Climate Impulse, montre ce que l’avenir de l’aviation pourrait être : propre, efficace et à faible empreinte écologique.
L’exposition « Ville de Demain » s’adresse à un public large et inclut un aspect ludique. Pourquoi est-il important d’impliquer les jeunes dans cette transition écologique ?
Les enfants ont un rôle énorme à jouer dans la transition écologique. Ce sont souvent eux qui influencent leurs parents. Ce qu’ils apprennent à l’école, ils le ramènent à la maison, et cela peut changer la façon dont leurs parents – qui sont parfois des industriels, des politiques ou des financiers – réfléchissent à ces questions. Il est donc essentiel d’éduquer les jeunes et de les rendre acteurs de ce changement.
Vous parlez beaucoup du gaspillage d’énergie. Comment réduire ce gaspillage à grande échelle ?
Trois quarts de l’énergie produite dans le monde sont gaspillés à cause de comportements inadaptés ou d’infrastructures inefficaces. Prenez un moteur thermique : il a un rendement de seulement 20 %, donc 80 % de l’énergie est perdue. En revanche, un moteur électrique peut atteindre 95 % d’efficacité. Avec la même quantité d’énergie, on peut parcourir trois fois plus de kilomètres en voiture électrique qu’en voiture thermique. Si nous modernisons nos infrastructures et nos modes de vie pour les rendre plus efficaces, nous pourrons économiser d’énormes quantités d’argent et d’énergie.
Il est crucial de montrer que l’écologie peut être rentable. Tant que les gens croiront qu’ils doivent choisir entre une écologie coûteuse et une industrie sale mais rentable, ils seront réticents à adopter des solutions écologiques. Aujourd’hui, l’industrie peut devenir propre, et l’écologie peut être rentable, à condition que chacun fasse un pas vers l’autre.
Vous insistez sur l’importance de rendre l’écologie attractive plutôt que contraignante. Comment y parvenir ?
Il faut agir à tous les niveaux. D’abord, au niveau individuel, nous devons apprendre à consommer de manière plus intelligente et à réduire le gaspillage. Les entreprises doivent fournir des produits et des solutions permettant aux consommateurs d’adopter des comportements plus durables. Enfin, les gouvernements doivent encourager ces solutions par des politiques favorables, car aujourd’hui, il existe encore des réglementations qui permettent l’utilisation de systèmes extrêmement polluants.
Dans le secteur financier, il est nécessaire de proposer des mécanismes qui permettent aux gens d’investir dans des solutions écologiques sans avoir à assumer l’intégralité du coût dès le départ. Si nous facilitons l’accès aux technologies propres, les gens économiseront de l’argent sur le long terme et pourront rembourser leurs investissements grâce aux économies réalisées.
Vous êtes psychiatre de formation. Comment percevez-vous les freins psychologiques à l’adoption des changements écologiques ?
Les êtres humains ont du mal à accepter le changement, surtout lorsqu’il s’agit de remettre en question leurs habitudes ou leur zone de confort. En tant que psychiatre, j’ai souvent vu des patients venir avec des problèmes, mais vouloir que les autres changent à leur place. Il en va de même pour l’écologie : beaucoup de gens préfèrent que les autres fassent l’effort de changer. Ce qu’il faut, c’est montrer les avantages du changement, susciter la confiance, et offrir les ressources nécessaires pour adopter de nouveaux comportements.
Quel rôle l’intelligence artificielle peut-elle jouer dans la ville de demain ?
L’intelligence artificielle (IA) peut faire beaucoup pour optimiser la consommation d’énergie et gérer les réseaux électriques de manière plus intelligente. Elle permet, par exemple, de mieux intégrer les énergies renouvelables intermittentes et de les distribuer là où elles sont le plus utiles. Mais il faut aussi être prudent : l’IA elle-même consomme beaucoup de ressources, notamment des centres de données et des fibres optiques.
Un exemple d’application discutable est la voiture autonome. Pour rendre toutes les voitures autonomes, il faudrait multiplier par dix les infrastructures digitales actuelles, ce qui constituerait un coût énergétique et écologique énorme. Il est crucial que l’IA serve à améliorer l’efficacité de nos systèmes sans créer de nouveaux besoins qui nous entraîneraient dans une consommation énergétique encore plus grande.
À quoi ressemblera, selon vous, la ville de demain ?
La ville de demain sera alimentée par des énergies renouvelables, et elle aura cessé de gaspiller des ressources comme l’eau, la nourriture et l’énergie. La mobilité sera également un élément clé : les voitures électriques, par exemple, serviront non seulement à se déplacer, mais aussi à stocker de l’énergie renouvelable pour la restituer aux moments où la demande est la plus forte. La nuit, lorsque la consommation d’énergie diminue, les véhicules pourront être rechargés pour être prêts à l’usage le lendemain.
Tout sera en synergie. Aujourd’hui, nos systèmes sont trop cloisonnés, mais il faut créer des écosystèmes où les différents composants de la ville interagissent pour optimiser l’efficacité énergétique.
Quels sont vos espoirs pour les villes d’ici 2050 ?
Mon espoir est que nous adoptions ces solutions bien avant 2050. Nous avons les moyens de décarboner nos villes rapidement, à condition de cesser de gaspiller des ressources. Il faut abandonner notre modèle économique actuel, qui repose sur une production de masse à faible coût, ce qui crée du gaspillage et des inégalités sociales.
Nous devons passer à une économie qualitative, où les produits sont durables, où les marges bénéficiaires sont plus saines, et où nous créons de la valeur en protégeant l’environnement. La décroissance économique n’est pas la solution, car elle ne permettrait pas de générer les ressources nécessaires pour répondre aux besoins sociaux, en matière de santé et d’éducation.
Interview Océane Ilunga
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