Né à Genève en 1960, Claude Marthaler a toujours aimé se promener à vélo. «La légende dit que je suis sorti du ventre de ma mère sur deux roues. Depuis, je ne suis plus jamais redescendu de mon vélo», soutient le cyclonaute et écrivain suisse qui a parcouru le monde à vélo. Enthousiaste, curieux et endurant, l’aventurier nous raconte ses voyages.
Claude Marthaler, d’où vous vient votre passion du vélo ?
De loin, à l’âge où l’on découvre la grisante sensation de soudainement tenir en équilibre, mû par ses propres forces, tout en étendant considérablement son rayon d’action. À l’adolescence, j’ai commencé à dévorer des récits de voyages au long cours et à réaliser mes premières virées à bicyclette. J’en revenais toujours très inspiré par les cyclistes rencontrés. Plus âgés, ceux-ci possédaient plus d’argent et étaient mieux équipés. Mais avant tout, ils avaient plus de temps à disposition. Mes héros de jeunesse en chair et en os me surplombaient par leur expérience et me faisaient rêver. Leur simple existence m’a fait durablement comprendre qu’un tour du monde était à portée de main. J’ai alors compris que c’était ça et rien d’autre que je voulais faire. Dans mon dernier livre, L’Appel du volcan (La Salamandre, 2021), je raconte aussi mon terroir familial et le bouillonnement de mon magma intérieur, ressorts intimes qui m’ont permis de recoudre quelques séismes et poussé à me réaliser.
Qu’est-ce qu’un cyclonaute ?
Au même titre qu’un cosmonaute, le cyclonaute est un navigateur qui n’a jamais fini de s’émerveiller. Le vélo a la particularité d’être terrestre en montée, maritime en distance et aérien en descente.
Pourquoi vous surnomme-t-on Le Yak ?
Un jour, lorsque je roulais avec d’autres cyclistes au Tibet central, l’un d’eux m’a dit : « Hé, yak! ». Secoué sur la piste, mon vélo harnaché de lourdes sacoches avait tout de la loufoque allure du yak, tableau complété par ma chevelure en bataille, dont le vent a toujours été le coiffeur attitré, qui ressemble à sa foisonnante toison. Tout comme lui, je suis lent et obstiné, résistant et peu domesticable. Les pays himalayens et leurs populations, notamment le Tibet, m’ont à jamais envoûté. Mon surnom, qui ne m’a dès lors plus quitté, s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne du cyclisme depuis le XIXème siècle où chaque coureur se voit affublé d’un sobriquet, en fonction de ses origines, de ses traits de caractère, de sa morphologie, de ses qualités ou de ses professions exercées…
Pouvez-vous nous raconter une ou deux anecdotes et moments marquants de votre tour du monde ?
La rencontre la plus marquante de tous mes voyages a sans doute été celle avec Chin Ya Chao au Tibet, au printemps 1995. Sur la route de Lhassa, une tempête de sable balayait l’horizon. J’ai d’abord distingué une forme vague et clopinante, chaussée de baskets, s’appuyant sur une canne. Lorsque je suis parvenu à sa hauteur, nous nous sommes instantanément pris dans les bras. Le soir venu, il a atteint un abri de cantonniers tenu par des Tibétains où je me trouvais déjà. Il a alors demandé un baquet d’eau chaude pour y tremper ses pieds. Lorsqu’il s’est déchaussé, un silence respectueux s’est soudainement installé. Chin Ya Chao est né avec les pieds bots, autrement dit littéralement tournés à 180 degrés vers l’arrière. Chinois et pèlerin bouddhiste, il marchait depuis cinq ans à travers la Chine. Le lendemain matin, comme je reprenais la route sous une tempête de neige, je l’ai aperçu sur une benne de camion, poursuivant son pèlerinage qui devait durer dix ans.
Quel est le plus bel endroit que vous ayez traversé à vélo ?
Sans hésitation, le Tibet de l’ouest que j’ai parcouru deux fois à vélo en empruntant sa piste (aujourd’hui entièrement asphaltée), longue de plus de 3000 km et située entre 4000 et plus de 5000 mètres d’altitude. Elle relie Lhassa à Kashgar et passe par le mont Kailash, la montagne la plus sacrée d’Asie. Là, j’ai touché à la fois l’aube du monde, sa clé de voûte et son château d’eau, car ses sources donnent naissance à de puissants fleuves qui soutiennent la vie de deux milliards d’êtres humains. C’est une région tout simplement prodigieuse qui m’a dépouillé et me vitalise encore.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
De tous ordres. La plus grande d’entre elles à mes yeux n’a pas été l’effort physique proprement dit, car je l’aime pour l’avoir choisi, mais elle réside en deux mots: les rencontres sont innombrables et les séparations d’autant plus déchirantes qu’elles ont parfois été lumineuses.
La passion rend souvent les choses plus belles qu’elles ne le sont en réalité.
Comment avez-vous survécu financièrement pendant toutes vos années de voyage ?
« Survivre » m’apparaît comme un terme un peu fort, surtout à l’égard des nombreuses personnes qui doivent réellement survivre. Né sur la bonne plaque tectonique, dans un pays avec une monnaie forte et stable, il m’a été possible de travailler et d’économiser pour partir, cela tout en cherchant des aides matérielles. Pour subvenir à mes besoins durant le voyage, j’ai aussi eu la chance de publier des chroniques et des photos pour des quotidiens suisses et des publications étrangères. J’ai vécu de peu, sans les frais fixes d’un logement ou d’assurances, bivouaquant souvent et invité d’innombrables fois. Je suis revenu de chacun de mes voyages fauché comme les blés et riche d’une profonde expérience.
Comment faites-vous pour garder votre motivation ?
La passion rend souvent les choses plus belles qu’elles ne le sont en réalité. Lorsqu’on aime quelque chose sans mesure, on se donne à fond et on la réalise plus facilement. En réalité, je doute constamment. Le doute est mon moteur et l’action me calme. Je cultive ma vulnérabilité qui devient parfois une force.
Que vous apportent vos voyages ?
Les voyages à vélo, je l’espère, érodent ma grande ignorance. Ils rendent au monde sa complexité, me prêtent pour un temps le regard panoramique de l’oiseau, me procurent de la joie, alimentent mon écriture, me rappellent sans cesse la profonde gentillesse de la plupart des humains autant qu’ils m’inquiètent au sujet du cynisme de bien des gouvernants.
Pourquoi promouvez-vous ce mode de vie et comment ?
Le vélo est pour moi le moyen idéal pour se déplacer et voyager. Simple, silencieux et sans moteur, il permet de vivre à son rythme propre et sans déranger. J’aime inspirer et transmettre en donnant de mon temps, ce d’autant plus que je n’ai moi-même pas eu d’enfant. Tout au long de l’année, j’accueille chez moi des voyageurs à vélo de passage et réponds à de nombreux messages. L’écriture d’articles et de livres ainsi que mes projections m’ont permis de partager ma passion d’une façon simple et directe. Festivélo, le festival romand du voyage à vélo, est né ainsi il y a cinq ans de la passion commune à une dizaine de voyageurs à vélo de notre région lémanique.
Vous participez à de nombreux documentaires et émissions et avez écrit de nombreux livres, pourquoi est-il important pour vous de partager votre expérience ?
Enfant, je voulais devenir clown (à vrai dire, je le suis un peu dans ma vie quotidienne). J’ai été éducateur spécialisé dans une autre vie, un peu par défaut, car je n’ai jamais vraiment su quelle profession exercer. Ma passion a fini par l’emporter et c’est un miracle de pouvoir en vivre pleinement en associant le voyage à vélo, l’écriture, la photo, le journalisme et les conférences, un faisceau d’activités qui me comblent, afin d’extraire quelque chose de bien modeste de mon vaste chaos intérieur et de le transmettre avec élan et sincérité.
Que faites-vous pour rester en forme ?
J’utilise mon vélo dans tous mes déplacements quotidiens et ne possède plus de voiture depuis une dizaine d’années. Comme j’aime par-dessus tout la montée, je me rends souvent au Salève et au Jura. Je ne suis jamais en train de m’entraîner, mais toujours content de rouler. Et si je n’en ai pas envie, je fais tout simplement autre chose. Mon vélo a toujours été mon meilleur médecin et le baromètre de mon état intérieur.
Quelles seront vos prochaines aventures ?
Depuis deux ans, avec ma compagne, j’œuvre à réaliser dans le Luberon une maison d’hôtes ainsi qu’une bibliothèque du vélo et un camping pour cyclistes. Après l’exploration du vaste monde, j’entame la découverte du microcosme. La Bastide de la Source, son jardin et son bassin d’eau naturel est un beau projet, sédentaire et de longue durée, qui n’exclut toutefois pas d’autres voyages à venir.
Comment voyez-vous votre avenir ?
Je trouve que l’expression courante « voir son avenir » est maladroite, puisque aucun humain ne peut réellement « voir » son avenir et qu’à chaque instant un incident peut rompre le souffle d’un être. Tant que la santé me le permettra, je souhaite continuer à vivre au travers de ce que j’aime le plus : partager du temps avec ma compagne et mes amis, réaliser des voyages à vélo et en montagne, lire et écrire et, plus que tout, cultiver ma joie de vivre !
Interview Andrea Tarantini
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