La Suisse est indéniablement une place économique puissante. Malgré tout, elle est confrontée aujourd’hui à de nombreux défis. Zoom sur les changements du secteur avec l’interview d’Edouard Cuendet, directeur de la Fondation Genève Place Financière.
Edouard Cuendet, quels sont les principaux enjeux auxquels le secteur financier genevois doit faire face en 2023 ?
2023 sera une année charnière pour la compétitivité de la Suisse en général et de Genève en particulier au niveau de la fiscalité, de la formation et de la finance durable.
Les métiers de la finance demeurent fondamentalement des métiers de personnes. La réputation de la Place financière repose en grande partie sur le savoir-faire, la qualité du service et l’innovation.
En matière de fiscalité, le menu est copieux. Au niveau cantonal, deux initiatives populaires sont soumises à votation. L’IN179 « Contre le virus des inégalités…résistons ! Supprimons les privilèges fiscaux des gros actionnaires » a été balayée par une large majorité de votants. Ceci constitue un signal fort en faveur des PME qui étaient dans la ligne mire. Il faut espérer un résultat similaire le 18 juin prochain en réponse à l’IN185 « Pour une contribution temporaire de solidarité sur les grandes fortunes » qui aurait un impact dévastateur sur les entrepreneurs et les emplois. En effet, Genève doit faire face à la concurrence intercantonale et internationale. Cette avalanche d’initiatives nourrit un climat d’incertitude, véritable poison pour la prospérité économique de Genève. Il est essentiel de garder à l’esprit que Genève vit sur une pyramide fiscale fragile puisque 4,2 % des contribuables génèrent plus de 48 % de l’impôt sur le revenu, alors que plus de 36 % des contribuables ne paient aucun montant à ce titre. Or, ces initiatives présentent un risque réel de délocalisation de personnes physiques et de personnes morales.
Vous avez mentionné la formation. En quoi constitue-t-elle un défi ?
Les métiers de la finance demeurent fondamentalement des métiers de personnes. La réputation de la Place financière repose en grande partie sur le savoir-faire, la qualité du service et l’innovation. Ceci implique une excellence que seuls des collaborateurs hautement qualifiés sont à même d’offrir. La formation reste donc l’une des clés du succès pour attirer des talents et maintenir la qualité des prestations offertes à la clientèle.
La formation continue joue un rôle décisif dans le développement permanent des connaissances. Par exemple, la transition de la finance vers davantage de durabilité ne pourra pas se concrétiser sans la mise en place de formations de pointe. C’est pourquoi, l’Université de Genève, la Haute école de Genève et l’Institut Supérieur de Formation Bancaire ne cessent de développer des cursus dans ce domaine.
La place financière a-t-elle appliqué avec suffisamment de diligence les sanctions prises contre des personnalités et des entités russes suite à l’agression de l’Ukraine ?
À travers l’Association suisse des banquiers, la place financière a fermement condamné la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine. Elle soutient et applique pleinement les sanctions édictées par le Conseil fédéral. La Confédération a repris les paquets de sanctions successifs adoptés par l’Union européenne. Je rappellerais ici que l’intégrité et la réputation sont des facteurs clés pour la Place financière. Cette dernière a ainsi accompli un travail considérable pour analyser les bases de données afin d’identifier les personnes et entités soumises aux sanctions. À cet égard, la Suisse est dotée de règles de diligence bien plus strictes que de nombreux autres États.
Pensez-vous que la reprise du Credit Suisse par UBS aura un impact sur l’attractivité de la Place financière ?
Si cette reprise ne constitue pas une bonne nouvelle en soi, je salue les objectifs et les priorités définis par les autorités suisses, à savoir la stabilité de la Place financière dans la durée et la protection de l’économie helvétique et des déposants. Cette décision permet une restauration de la confiance de la clientèle et des marchés. Preuve en est le bon accueil réservé par les bourses mondiales et les gouvernements étrangers. Pour l’attractivité de la place financière suisse, il est important de garder un navire amiral à l’international. Il est également essentiel de souligner la solidité des grands acteurs de la gestion de fortune. Or, d’une part, nous n’observons pas de sorties de fonds massives suite à cette reprise. D’autre part, il est important de relever que selon les résultats annuels 2022 publiés par les différents établissements bancaires, ils disposent de ratios de fonds propres et de liquidités largement supérieurs aux minima légaux requis par l’Autorité de surveillance. La Place financière demeure dynamique et conserve sa position de leader en matière de gestion de fortune transfrontalière.
Il semble que Zurich sera davantage impactée par la disparition du Credit suisse, est-ce que la place financière genevoise pourrait en profiter ?
À Genève, le succès de la Place financière provient essentiellement de la diversité de ses acteurs, actifs dans la gestion de fortune privée et institutionnelle, la banque commerciale et de détail et le financement du négoce de matières premières. UBS et Credit Suisse n’ont pas de part prépondérante à Genève. Sur les 17 000 emplois bancaires, environ 10 % proviennent de ces deux établissements alors les banques de gestion et celles en mains étrangères emploient respectivement 8000 et 6000 personnes. C’est grâce à cette diversité que notre centre financier a mieux traversé la crise de 2008 que certains de ses concurrents. Il n’y a pas lieu de se lancer dans le jeu de la rivalité entre les places financières de Genève et de Zurich, car elles sont complémentaires. Par exemple, à Genève, dans la gestion de fortune, les banques privées accueillent en particulier des fonds du Moyen-Orient et des régions francophones. À Zurich, la clientèle est plutôt germanophone ou issue d’Europe de l’Est.
Quels sont les trois atouts principaux de la Place genevoise face à ses concurrents ?
La diversité, les talents et la capacité d’innovation sont sans conteste des vecteurs de différenciation vis-à-vis des places financières concurrentes. Genève est reconnue comme un centre financier global possédant une longue tradition tant dans la gestion de fortune que dans le financement du négoce de matières premières. Peu de places financières offrent une telle diversité d’expertises et un réseau aussi dense d’activités liées à la finance, telles que des études d’avocats, des compagnies d’assurances et d’inspection, des sociétés d’audit et de transports maritimes. À cela s’ajoute un secteur académique à la pointe avec l’Université de Genève et l’EPFL à Lausanne qui contribuent à l’émergence de talents et au renforcement des connaissances tout au long de la carrière professionnelle. Ces éléments permettent à la Place financière de répondre à l’évolution des besoins de sa clientèle.
Comment continuer à garantir la qualité du service à la clientèle, marque de fabrique de la Suisse ?
La réponse tient en deux mots : formation et conditions-cadres. Il est en effet essentiel de s’assurer que la clientèle puisse compter non seulement sur une offre diversifiée et très qualitative des services financiers, mais aussi sur la sécurité et la stabilité juridique. C’est pourquoi, la formation continue est si importante. Il s’agit d’être à l’écoute des nouvelles attentes des clients, que ce soit dans la gestion de fortune, la banque commerciale ou de proximité. Dans le domaine de la technologie, les banques optimisent continuellement les systèmes à la disposition de leur clientèle. C’est aussi le cas des produits et des solutions d’investissement qui s’adaptent notamment aux exigences croissantes en termes de durabilité. Pour ce qui est des conditions-cadres, une réglementation incitative et un environnement fiscal attrayant sont indispensables pour régater avec les autres centres financiers.
Le monde de la banque est-il toujours attractif pour les jeunes ?
Le métier de banquier a énormément changé durant ces 30 dernières années. Cette évolution a généré des nouveaux métiers dans la banque, que ce soit dans la finance durable ou dans la fintech. Il convient d’accompagner ce virage afin de continuer à susciter des vocations. Cela passe notamment par le fait d’inscrire une dimension durable dans le domaine de l’investissement, car cela parle à la jeune génération. Aujourd’hui, nous n’avons pas de problème à recruter et ne notons pas non plus de baisse d’intérêt pour l’apprentissage bancaire, par exemple.
Comment la Place genevoise se profile-t-elle en tant que hub de la finance durable ?
Genève occupe une position unique dans la finance durable grâce à la présence des établissements financiers, des assets managers, des organisations internationales et non gouvernementales, d’un secteur académique de pointe et de grandes fondations privées. À ces acteurs s’ajoutent un écosystème dynamique et des autorités engagées tant au niveau de la Confédération, du Canton et de la Ville. Ce cercle vertueux positionne Genève au cœur de la finance durable. Du côté de la Place genevoise, la Fondation Genève Place Financière accueille dans ses locaux l’Association suisse des banquiers (ASB) et l’Asset Management Association Switzerland (AMAS) qui ont créé des antennes dédiées principalement à la finance durable. Une autre concrétisation de ces synergies est l’organisation depuis 2019 de « Building Bridges ». Cet événement, dont la quatrième édition sera organisée du 2 au 5 octobre 2023, a su réunir tous les acteurs clés afin d’élaborer des solutions innovantes en matière de gestion durable.
Afin d’éviter de faire du « greenwashing », comment le secteur financier agit-il concrètement pour accélérer la transition verte ?
Afin d’éviter un écart entre les attentes de l’investisseur final et les caractéristiques des produits durables proposés par les institutions financières, il faut donner plus de place à la transparence et à la classification des activités durables. Cela implique l’élaboration des standards internationaux en matière de transparence et la formation des collaboratrices et des collaborateurs. Jusqu’à présent, les investisseurs doivent faire face à une multitude de grilles de lecture, de terminologie et de stratégies, ce qui conduit à un manque de clarté. L’industrie financière suisse travaille à mieux définir ces exigences au niveau national avec la publication d’autoréglementations dans le conseil en placement et le marché des hypothèques ou encore dans la conception et l’information sur les produits à l’égard des investisseurs. Au niveau international, les institutions financières alignent leurs modèles d’affaires sur l’Accord de Paris sur le climat.
Comment voyez-vous l’évolution du secteur financier en Suisse, plus particulièrement à Genève et à Zurich ?
Il est sain pour la Suisse de garder une décentralisation avec plusieurs centres financiers qui se complètent. Cela contribue à la diversité du secteur financier et des prestations offertes à la clientèle, ainsi qu’à la prospérité de la Suisse. 5 % des emplois et 13 % des recettes fiscales totales proviennent de ce secteur d’activité au sens large qui inclut non seulement les banques mais aussi les assurances. Ce rôle de moteur économique devra être renforcé afin de préserver la prospérité de notre pays. Face à un environnement pour le moins exigeant, il sera donc essentiel de pouvoir compter sur des conditions-cadres optimales, que ce soit dans le domaine réglementaire, fiscal ou de la formation.
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