Un chemin agricole pour sortir de la crise du carbone
Regroupant des partenaires aussi différents que Nestlé, le WWF, les faîtières agricoles helvétiques et plusieurs hautes écoles, l’association AgroImpact soutient la transition climatique de l’agriculture suisse. Pour comprendre les bases scientifiques sur lesquelles s’appuie cette entité, Pascal Boivin, professeur à l’HEPIA et président de l’European Confederation of Soil Science Societies, nous explique les principes derrières le programme AgroImpact.
En quoi AgroImpact se distingue-t-elle des autres méthodes de calcul du carbone dans le sol ?
L’association introduit plusieurs innovations fondamentales. Tout d’abord, le bilan des pertes ou gain de carbone organique du sol est réalisé sur des bases scientifiques solides, et la marge d’incertitude est prise en compte. Ensuite, il n’y a pas de vente de crédits carbone mais une valorisation du produit agricole selon son impact en CO2. Enfin, la réversibilité de la séquestration de carbone n’entre pas en ligne de compte.
Vous parlez de réversibilité, en quoi ce concept est-il fondamental ?
On pourrait stocker du CO2 atmosphérique dans les sols, sous forme d’humus, au point de stopper l’élévation des gaz à effet de serre. Mais les critiques, souvent le fait de promoteurs de technologies concurrentielles, pointent que la séquestration n’est pas irréversible. Posons d’emblée que les technologies de substitution sont reconnues comme non abouties et aventureuses, et si seuls les changements irréversibles devaient être envisagés, on ne réduirait pas les émissions.
AgroImpact valorise le bilan carbone annuel d’une production. Les chaînes de valeur dont le bilan carbone est majoritairement dû à leurs achats sont acquéreurs de ces produits décarbonés. Ils peuvent ainsi converger vers la neutralité, sans que des crédits carbone n’aient été émis et sans que l’irréversibilité ne soit un problème. Le flux net de séquestration est globalement garanti par les achats de la filière et par l’amélioration des conditions des agriculteurs.
Certaines voix critiquent votre méthode. Pourquoi ?
D’un point de vue scientifique, cette procédure fait consensus. Son caractère innovant peut nécessiter explication. Au-delà de l’incompréhension, elle peut déranger les prestataires privés qui ne respectent pas l’orthodoxie nécessaire à l’établissement des stocks de carbone. D’autre part, AgroImpact redessine les relations commerciales au sein des filières, puisque les acteurs qui ne réduisent par leurs émissions ou qui utilisent des procédés critiquables, ne font pas partie du processus.
Certains écologistes considèrent aussi que l’on ne sauvera pas la planète sans passer par l’étape décroissance. Que leur répondez-vous ?
C’est un débat profond. La finitude de la planète pose des contraintes multiples qui doivent être respectées. La transition climatique qui se construit avec AgroImpact entre dans cette logique. La dégradation des sols va être stoppée, l’usage d’intrants non renouvelables et de pesticides va être amoindri. Avec une régénération profonde des sols et des services qu’ils nous rendent, ces progrès proposent une réduction d’empreinte forte mais sans décroissance des rendements et des revenus agricoles.
Certaines recherches laissaient entendre que le stockage du carbone dans le sol n’était pas durable. Qu’en est-il réellement ?
On en revient à la réversibilité. La situation est analogue à celle des ressources fossiles. Le fait de ne plus les utiliser demain ne garantit pas que ce sera toujours le cas. C’est une affaire de régulation par une société consciente et mature. De même, les sols ont perdu leur carbone au 20e siècle et pourront le perdre à nouveau. Le dispositif AgroImpact contourne cette difficulté, mais c’est à la société de garder actif un rapport vertueux avec l’agriculture.
Il y a d’autre part une crainte que les sols ne se « saturent » en carbone et ne puissent plus en stocker. Cette éventualité renvoie bien au-delà des échéances climatiques de ce siècle, mais nos descendants ne devront pas la perdre de vue s’ils ont la chance que nous leurs léguions des sols restaurés.
Vous êtes l’un des tenant de l’initiative 4/1000. Pouvez-vous expliquer ce qu’elle préconise ?
L’initiative préconise une augmentation de la teneur en matière organique des sols à l’échelle planétaire dont personne n’est en mesure de dire si elle est faisable urbi et orbi. Mais son implémentation appelle à régénérer les sols agricoles, qui sont partout très mal en point, à l’aide de méthodes agroécologiques. Dans nos économies fortement émettrices, la séquestration pilotée par AgroImpact a un effet considérable sur le bilan des gaz à effet de serre, car le potentiel est grand, et elle régénère les sols pour le bénéfice commun.
Est-ce que l’agriculture pourrait atteindre cet objectif de 4/1000 ?
L’agriculture suisse le fait déjà en terres ouvertes ! Les cantons pour lesquels nous avons fait le bilan (Vaud, Genève, Jura) ont dépassé le 4/1000 en 2012 et sont entre 8 et 10/1000. C’est heureux car le déficit de matière organique est de l’ordre de 50 %, cheminer à 4/1000 serait beaucoup trop lent, qu’il s’agisse de neutralité carbone ou de l’ensemble des enjeux sociétaux qui dépendent des sols, à commencer par la maîtrise des excès et manques d’eau.
De combien peut-on imaginer augmenter la teneur en humus des sols §? Et avec quels impacts négatifs ?
À l’échelle mondiale cela dépend fortement des agroécosystèmes. Un producteur de café en Côte d’Ivoire gagne moins de 200 – CHF par an : quels investissements peut-il faire ? Or ses sols sont acides, lessivés par des pluies tropicales. Dans nos terres ouvertes, on peut et doit augmenter les teneurs de 50 à 100 % pour restaurer les sols. Cela peut être difficile quelques années et demande un soutien. Puis les rendements sont stabilisés et maintenus, l’érosion est supprimée, les sols stockent plus d’eau, rechargent mieux les nappes, les risques d’inondation à l’aval sont réduits. En un mot, l’intérêt est collectif et les planètes sont alignées, le défi est de réussir cette conversion rapidement.
Texte Pascal Boivin
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