Interview par Océane Ilunga

Dr Daniel Wild : Quand la durabilité redéfinit l’investissement

Chief Sustainability Officer de la Banque J. Safra Sarasin, il revient sur l’évolution de l’investissement durable, alliant finance, impact et innovation.

Daniel Wild, Chief Sustainability Officer de la Banque J. Safra Sarasin, incarne l’engagement d’une institution pionnière dans l’investissement durable depuis plus de 30 ans. Avec un parcours scientifique d’excellence et une expertise reconnue en gestion ESG, il supervise une stratégie où innovation et impact positif se rejoignent. À travers cet entretien exclusif, il partage sa vision des enjeux cruciaux à prendre en compte pour conjuguer performance financière et responsabilité environnementale, ainsi que les initiatives phares de la banque pour façonner l’avenir de la finance durable.

Daniel Wild, la Banque J. Safra Sarasin a une longue expérience de l’investissement durable qui remonte à 1986. Comment cet engagement initial a-t-il évolué au fil des décennies ?

Le déclencheur, à la fin des années 80, a été l’incendie de l’usine chimique de Schweizerhalle à Bâle, qui a causé un déversement massif de produits chimiques dans le Rhin, détruisant toute vie dans le fleuve. Pour la banque Sarasin, basée à Bâle, cet événement a marqué un tournant. À l’époque, l’approche consistait principalement à exclure les activités problématiques, mais nous avons beaucoup évolué depuis.

Dix ans plus tard, nous avons compris qu’il était essentiel d’aller au-delà de l’exclusion en analysant la manière dont les entreprises gèrent les risques et les opportunités liés à la durabilité, car cela influence leur performance future. C’est ainsi que ces considérations ont été intégrées dans nos modèles financiers.

Depuis une quinzaine d’années, une nouvelle étape s’est développée : l’orientation vers l’impact. Nous sommes passés de l’éthique, qui consiste à éviter les problèmes, à une connexion entre finance et réalité, en analysant comment la durabilité affecte les entreprises. Enfin, nous avons inversé la perspective pour examiner comment les entreprises influencent le monde. Aujourd’hui, la plupart des stratégies combinent ces trois approches.

Parmi les nombreux jalons listés par la banque, du lancement de votre premier mandat durable à votre récente innovation sur les notations ESG des pays en 2023, lequel pensez-vous avoir eu l’impact le plus transformateur sur votre stratégie d’investissement, et pourquoi ?

La durabilité est un domaine en constante évolution et il est difficile de répondre précisément à cette question. À mon sens, il s’agit davantage d’une évolution que d’une révolution. Si je regarde en arrière, un jalon important a été l’établissement de nos indicateurs de durabilité exclusifs, qui reflètent notre vision du monde de la durabilité. Ces indicateurs nous permettent de classer les entreprises par secteur, tout en tenant compte des risques et des opportunités.

Un autre moment clé a été en 2009, lorsque nous avons intégré l’investissement durable comme approche standard, convaincus qu’elle représente la meilleure voie à long terme.

Enfin, l’après-2015, avec l’Accord de Paris et les Objectifs de développement durable des Nations Unies, a introduit une nouvelle perspective, celle de la contribution. Pour certains clients, il ne s’agit plus seulement des rendements ajustés aux risques, mais aussi de la contribution positive que leurs investissements peuvent avoir sur la planète et les populations.

Avec plus de 30 ans d’expérience, comment votre banque parvient-elle à rester à la pointe des pratiques d’investissement durable et à maintenir son leadership face à de nouveaux acteurs et technologies dans le domaine ?

La durabilité fait partie de notre approche par défaut. Nous n’avons pas deux offres distinctes, mais un message cohérent pour nos clients.

Un autre facteur clé est notre approche d’investissement à long terme. Nous restons ancrés dans la continuité, sans changer constamment d’orientation en fonction des tendances.

Il est aussi crucial de rester centrés sur nos clients. Nous les écoutons pour comprendre leurs attentes spécifiques, car celles-ci varient selon leurs besoins. Par exemple, un fonds de pension ou un client institutionnel aura des contraintes de risque précises, tandis qu’un client privé pourra avoir des priorités comme le développement social, l’environnement, la santé ou le climat. Nous avons ainsi l’opportunité de leur proposer des solutions adaptées.

Enfin, pour rester à la pointe, il est essentiel d’affirmer notre leadership dans ce domaine. Quel est, selon vous, le défi le plus urgent pour les institutions financières axées sur la durabilité, et comment J. Safra Sarasin y répond-elle ?

L’un des principaux défis reste la régulation, qui bien qu’encourageant la transparence et luttant contre le greenwashing, est complexe et en constante évolution. Cela rend la conformité difficile, surtout en matière de données et de reporting, et peut détourner l’attention des investissements durables. De plus, les réglementations varient selon les pays, comme en Suisse où la terminologie diffère de l’Union européenne. Pour y faire face, nous restons pragmatiques et transparents, et participons activement aux dialogues politiques, notamment au sein de Swiss Sustainable Finance (SSF) et de l’Association suisse des banquiers (ASB).

Un autre défi réside dans la diversité des attentes des clients. Nous devons écouter, être transparents et créer des outils adaptés. Enfin, le contexte économique actuel et la volatilité liée au cycle économique, complique les stratégies d’investissement durable. Par exemple, l’exclusion totale des énergies fossiles rend certains portefeuilles vulnérables à la volatilité des prix du pétrole. Chez J. Safra Sarasin, nous privilégions une réduction progressive de ces expositions, reconnaissant que la transition énergétique prendra du temps.

Étant donné l’urgence des défis mondiaux tels que le changement climatique et la perte de biodiversité, comment la banque priorise-t-elle ses initiatives au sein du vaste paysage de la durabilité ?

Nous devons être sélectifs et concentrer nos efforts sur des domaines où nous pouvons avoir le plus grand impact. Par exemple, nous nous focalisons sur deux thématiques principales : la chaîne de valeur des matériaux, en particulier les métaux nécessaires à la transition énergétique, et la chaîne de valeur agricole. Pour les matériaux, il s’agit d’améliorer leur gestion, notamment dans l’industrie minière et l’économie circulaire. Pour l’agriculture, les enjeux concernent la biodiversité, la déforestation, les émissions de gaz à effet de serre, et le gaspillage alimentaire, un tiers des produits étant perdus tout au long de la chaîne. Ces domaines offrent des opportunités pour des changements significatifs.

Quels sont, selon vous, les grandes tendances ou innovations qui redéfiniront l’investissement durable au cours des dix prochaines années ?

J’espère que l’investissement durable sera démystifié. Ce n’est pas différent de l’investissement traditionnel, mais il intègre de nouvelles informations pour guider les décisions. Ce n’est pas une classe d’actifs à part. Dans 10 ans, l’investissement durable sera probablement une norme, sans même qu’on le mentionne.

Il ne s’agira pas seulement de ce qui est déjà durable, mais aussi de la transition et de la façon dont nous atteindrons cet objectif.

La transparence est essentielle pour instaurer la confiance dans les investissements durables. Quelles mesures J. Safra Sarasin prend-elle pour garantir un reporting clair et complet des résultats ESG et d’impact à ses clients ?

Nous avons développé un rapport de transparence sur la durabilité très détaillé. Cependant, nous souhaitons éviter de submerger nos clients avec trop d’informations. Ainsi, le rapport standard inclus dans nos fonds est beaucoup plus court et met en avant les points les plus importants de notre stratégie. Néanmoins, lorsque c’est demandé, nous pouvons fournir une vue complète et détaillée grâce au rapport exhaustif.

Comment la banque équilibre-t-elle la recherche de croissance et son engagement fort envers la durabilité, en particulier dans les marchés où les réglementations et les incitations à la durabilité sont moins développées ?

Nous ne considérons absolument pas cela comme une contradiction, sinon nous n’aurions pas adopté cette stratégie pour le long terme. Intégrer la durabilité dans tout ce que nous faisons constitue pour nous un avantage concurrentiel clé. Cela nous aide à prendre de meilleures décisions d’investissement, et nous voyons cela comme faisant partie de notre devoir fiduciaire. Bien sûr, il est vrai que dans différentes régions, les attentes des clients varient, ce qui explique pourquoi nous proposons une gamme de solutions adaptées. Cependant, ce que nous constatons, c’est que ce sujet prend de l’importance presque partout aujourd’hui. Des réglementations émergent même à Hong Kong, à Singapour et en Amérique latine, ce qui montre que ce n’est pas seulement une préoccupation européenne.

Les jeunes générations sont de plus en plus conscientes de leur impact environnemental et cherchent des investissements alignés avec leurs valeurs. Comment J. Safra Sarasin se positionne-t-elle pour séduire ce groupe émergent d’investisseurs ?

Il est crucial pour nous de prendre en compte le transfert générationnel de richesses, car on estime que 30 000 milliards de dollars seront transférés aux jeunes générations dans les années à venir. Il est également important de noter que ces générations héritières ne sont pas toujours si jeunes, mais il est vrai que les jeunes générations, selon des études, accordent beaucoup d’importance aux résultats non financiers de leurs investissements. Cela ne signifie pas qu’elles sont prêtes à sacrifier les rendements, mais elles se soucient des contributions négatives et positives de leurs investissements. Pour répondre à cela, nous voulons être transparents dès le départ. Nous engageons des discussions intéressantes avec ce groupe et devons développer des solutions qui répondent à leurs attentes, souvent avec une connaissance approfondie des enjeux.

Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux clients ou parties prenantes qui restent sceptiques quant aux bénéfices concrets de l’investissement durable ?

Peut-être que le message principal est que l’investissement durable ne constitue pas une classe d’actifs distincte. Les règles des marchés financiers s’appliquent également aux stratégies gérées de manière durable. Ce n’est pas une question de tout ou rien : intégrer les critères ESG signifie simplement disposer de plus d’informations pour prendre des décisions d’investissement en accord avec vos objectifs stratégiques. Si nous conservons une perspective à long terme, conformément aux résultats du Forum économique mondial indiquant que 7 des 10 principaux risques mondiaux sont étroitement liés à la durabilité, il semble essentiel d’embrasser ce sujet. Il n’est pas nécessaire de bouleverser votre portefeuille du jour au lendemain. Mon conseil serait de faire un premier pas : mettez un pied dans la porte, découvrez ce que cela signifie d’investir dans une stratégie durable. Défiez vos conseillers, votre banque et vos gestionnaires d’actifs. Demandez une transparence totale et discutez de ce sujet avec vos proches et votre famille.

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23.01.2025
par Océane Ilunga
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