suicide «le suicide n’est pas un acte égoïste»
Interview Maladie Santé

«Le suicide n’est pas un acte égoïste»

01.10.2020
par Andrea Tarantini

Alicia allait avoir 14 ans lorsque son papa, atteint de la maladie d’Huntington, se donne la mort dans leur chalet de montagne. Dans l’interview qui suit, elle nous raconte le jour du drame, nous explique ce qu’elle a ressenti lorsqu’elle a trouvé son père et nous expose son point de vue sur le suicide. 

Alicia, comment te décrirais-tu?

En tant qu’éducatrice sociale, je pense que je suis une personne généreuse et bienveillante. Il s’agit de qualités importantes dans mon travail. Autrement, j’ai toujours la joie de vivre, j’essaye de prendre les jours tels qu’ils sont et de vivre le moment présent.

Un jour d’il y a dix ans a marqué ta vie pour toujours. Que s’est-il passé?

On était dans notre chalet de montagne. C’était en fait une buvette où mon père organisait des tournois de pétanque. C’était un jour festif et, avec ses amis, il avait bu beaucoup et il n’était pas bien. À un moment donné, il est monté à l’étage et on a entendu un coup de feu. Il s’est suicidé.

J’essaye de prendre les jours tels qu’ils sont et de vivre le moment présent.

Pourquoi ton papa a décidé de se donner la mort?

Il avait la chorée d’Huntington, une maladie génétique, neurodégénérative et rare du système nerveux central caractérisée, au niveau physique, par des mouvements involontaires et, au niveau mental, par des troubles comportementaux, psychiatriques et une démence. Elle détruit le cerveau et mène à un état végétatif. Ma grand-mère a cette maladie et elle l’a transmise à ses cinq fils. Actuellement, elle est dans un home pour personnes âgées, mais je n’ai pas été la voir depuis longtemps. Je n’ai pas envie d’avoir un dernier souvenir d’elle dans un état végétatif. J’ai toujours su que mon père n’acceptait pas sa maladie, parce qu’il voyait l’effet que cela avait sur ma grand-mère. Il est tombé dans l’alcoolisme pour oublier cette situation et pour cacher son mal-être. Quand il buvait, les symptômes de la maladie s’aggravaient et ils se présentaient sous forme de psychose: il avait des hallucinations, des fausses idées et des angoisses de persécution.

Qu’as-tu ressenti en ce moment?

J’allais avoir 14 ans, j’étais toute jeune. Il avait déjà essayé de se suicider plusieurs fois et, à cette période, mes parents se disputaient souvent. Quand j’ai entendu le coup de feu, je n’ai pas tout de suite compris ce qu’il s’était passé. Je suis montée à l’étage et j’ai vu les jambes de mon père et du sang partout. Je me suis dit qu’il y avait eu pire, que l’ambulance allait arriver et que tout aller rentrer dans l’ordre. C’était pour me rassurer en fait, j’étais totalement dans le déni. Très rapidement, j’ai compris que c’était fini et qu’il était mort.

Quand mon père rentrait à la maison, je ne savais jamais quelle partie de lui allait rentrer et dans quel état il allait revenir.

Comment était ta relation avec ton papa?

Elle était compliquée parce qu’il y avait un clivage entre la partie de lui qui était mon père, qui me protégeait et m’aimait, et sa partie malade, qui apparaissait quand il buvait et avait ses psychoses. Quand mon père rentrait à la maison, je ne savais jamais quelle partie de lui allait rentrer et dans quel état il allait revenir. En revanche, je me rappelle qu’une fois, il n’a pas bu pendant toute une semaine et il était redevenu le papa le plus génial du monde. Il était généreux, protecteur et il était là pour ses enfants.

Est-ce que tu lui en a voulu d’avoir fait ce choix?

Je ne sais pas vraiment. Mais dès qu’il est décédé, j’ai ressenti quand même un soulagement. Il n’allait plus souffrir et je n’allais plus vivre dans la situation d’avant. Bien évidemment, j’aurais préféré qu’il fasse un autre choix, qu’il accepte la maladie par exemple – même si c’était compliqué – et qu’il soigne son alcoolisme. Mais j’ai accepté son choix. Ce n’était pas difficile étant donné qu’il y avait tout de même un soulagement. Je ne voulais pas vivre le reste de ma vie en le pardonnant pas.

Quels sentiments t’ont envahi les jours qui ont suivi ce drame?

Il y a eu une coupure dans ma vie: un avant et un après. Après la mort de mon père, nous avons vendu le chalet et déménagé dans un appartement en ville. Nous avons dû donner notre chien, ce qui m’a aussi affectée. J’étais triste parce que mon père n’était plus là, mais pas en colère.  Quand nous avons l’habitude de vivre avec une personne et de la côtoyer tous les jours, son absence soudaine nous fait sentir étranges. Mais, passé ce stade, je ne me suis pas laissée démoraliser. La souffrance est normale, il s’agit tout de même de la mort d’un père, mais ce soulagement que je ressentais a accéléré le processus d’acceptation.

La culpabilité est l’un des premiers sentiments que les proches ressentent dans le cas d’un suicide en famille. Te sentais-tu aussi coupable?

Oui, je me sentais coupable. Je me demandais ce que j’aurais pu faire pour qu’il ne passe pas à l’acte. Je voulais savoir quel aurait dû être mon rôle dans cette situation et si j’aurais pu lui montrer une autre voie que celle du suicide. Aujourd’hui, je me dis que ce n’était pas mon rôle. À 14 ans, j’étais en pleine construction et c’était difficile pour moi d’assumer ce rôle.

Quand nous avons l’habitude de vivre avec une personne et de la côtoyer tous les jours, son absence soudaine nous fait sentir étranges.

As-tu souffert du regard ou des maladresses des autres?

Je n’en ai pas souffert, mais j’étais mal à l’aise quand je parlais de la mort de mon père avec certaines personnes. Souvent, quand je rencontrais des gens, ils me demandaient quel était le métier de mon père par exemple. Je répondais qu’il était mort, alors arrivait le moment de parler de comment cela s’était passé, à quel âge, etc. Quand je disais que c’était un suicide, j’avais l’impression de mettre un malaise chez autrui. Cela me peine un peu pour les autres, parce que moi je me sens libre d’en parler mais je ne sais jamais comment la personne en face de moi peut réagir.

Tu n’avais que 14 ans, est-ce que tu penses que t’as grandi plus vite?

Oui! Tout d’un coup, on m’a enlevé une ressource et je devais me débrouiller. Ma mère et ma sœur étaient là, mais c’était différent parce qu’il me manquait la présence d’un père. Cela m’a forcé à avancer et à ne pas rester dans cette tristesse. Je n’avais pas les mêmes problèmes que les autres, j’avais fait cette expérience et je me sentais différente. Parfois, je voyais des comportements enfantins chez mes amis et je me demandais pourquoi cela était arrivé à moi et pas à eux.

Qui t’a aidé à rester forte et à faire ton deuil?

Ma famille et mes amis. Je ne parlais pas souvent avec ma famille, j’avais l’impression de remuer le couteau dans la plaie et je ne voulais pas faire renaître des émotions douloureuses. C’est pourquoi, je discutais surtout avec mes amis. Avec eux, je pouvais parler et me libérer parce qu’ils étaient extérieurs au drame, certains ne connaissaient même pas mon père. C’était plus facile pour moi de m’ouvrir à eux. Autrement, je pense que si la vie m’a mise face à cette situation, ce n’est pas pour rien, je l’ai surmontée et j’en ai retiré quelque chose. C’est comme si c’était écrit: j’étais obligée de passer par là pour en ressortir plus forte.

As-tu tout de suite parlé de ce jour à quelqu’un?

C’était l’époque de msn. Tout de suite, le matin après ce qui s’était passé, je me suis connectée sur msn et une amie a commencé à m’écrire. Elle m’a demandé si j’allais bien et je lui ai tout de suite dit que ça n’allait pas, parce que mon père s’était suicidé. Elle est venue chez moi, on en a parlé et je n’étais pas seule.

C’est comme si c’était écrit: j’étais obligée de passer par là pour en ressortir plus forte.

T’es-tu sentie libérée d’un fardeau après en avoir parlé?

Oui, vraiment. La plupart de mes amis n’étaient pas au courant de tout ce qui se passait à la maison. Ils ne savaient pas que mon père était malade et qu’il avait essayé de se suicider plusieurs fois. C’est comme si je m’étais enfin libérée de tous les secrets de famille.

Est-ce que tu penses que la parole est un remède et un premier pas pour faire le deuil?

Oui, clairement. La parole libère, peu importe le type de drame que l’on vit. Se renfermer sur soi et remuer les choses à l’intérieur et en solitaire ne fait pas du bien. Dans mon cas, après le suicide de mon père, j’ai été voir un psychologue avec ma mère et ma sœur. Cependant, avec cette personne que je ne connaissais pas, je n’arrivais pas à m’exprimer et c’était terrible car j’avais toujours ce poids. J’ai donc compris qu’il me fallait m’ouvrir davantage et en parler. Récemment, au mois de Juin, j’ai rejoint des groupes de parole avec l’association Pars Pas. Ça m’a vraiment aidée parce que je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule à vivre un tel drame et à ressentir de telles émotions.

Comment voyais-tu le suicide avant cette tragédie?

Avant, je n’y pensais pas vraiment, c’était une réalité éloignée pour moi. J’ai l’impression que, tant qu’on ne l’a pas vécu, on n’arrive pas à se faire une idée sur ce sujet. Bien évidemment, aujourd’hui, cela a changé. Je sais ce qu’est le suicide et comment cela affecte les proches, parce que mon père s’est donné la mort. Dans tous les cas, contrairement à de nombreuses personnes, je pense que le suicide n’est pas un acte égoïste. Si la personne n’est vraiment pas bien et qu’elle arrive à penser au suicide, c’est parce qu’elle n’a pas trouvé d’autres moyens pour se libérer et faire les choses autrement. À toutes ces personnes qui pensent que le suicide est un acte égoïste, je répondrais «et toi, où étais-tu? As-tu vu sa souffrance? L’as-tu écouté ou fait quelque chose pour lui montrer une autre solution?».

Je pense que le suicide n’est pas un acte égoïste.

Penses-tu que, aujourd’hui, le suicide est toujours un tabou dans notre société?

Oui, on n’en parle vraiment pas assez et il n’y a pas beaucoup de prévention. La Suisse est un pays où il fait bon vivre. Pourtant, on a un taux élevé de suicides. Je pense que cela est dû au fait qu’on ne montre pas vraiment d’autres chemins aux personnes qui pensent à se donner la mort.

Et que penses-tu de l’aide au suicide?

J’ai travaillé dans des homes pour personnes âgées et je sais que, dans la plupart d’entre eux, l’aide au suicide est souvent un tabou. Pourtant, une personne qui a une maladie incurable et qui sait qu’elle va se retrouver dans un état végétatif par exemple, devrait pouvoir choisir comment s’en aller. Moi j’aimerais mourir quand et comme je le souhaite. D’ailleurs, aujourd’hui, on impose à une personne qui veut se donner la mort de prendre elle-même le liquide qui le permet. Ainsi, on oblige les gens à mourir tout seuls. Je ne comprends pas, je pense qu’il faudrait que les choses évoluent et que des proches puissent aussi administrer ce liquide, notamment si la personne concernée est en incapacité physique par exemple.

Que conseillerais-tu aux personnes qui pensent au suicide?

Je leur dirai simplement qu’on entend leur choix, qu’on les comprend mais qu’on peut leur montrer d’autres solutions pour s’en sortir.

Et à leurs proches?

Ils doivent être là, près de leur proche et lui montrer qu’il est entouré et qu’il n’est pas seul.

Que dirais-tu aux proches d’une personne qui s’est donnée la mort? Comment se relever et survivre après le suicide d’un proche?

L’acte est fait, on ne peut pas revenir en arrière, il faut donc aller de l’avant. C’est sûr, certains suicides sont plus difficiles à accepter. C’est le cas, par exemple, pour les personnes qui ne savent pas pourquoi leur proche a fait ce choix. Mais il faut croire que les choses vont aller mieux, ça pourra prendre des mois ou des années, mais ça va aller mieux. Il faut aussi pardonner la personne qui s’est donnée la mort et se pardonner soi-même pour tout ce qu’on ressent. L’acceptation est essentielle car on ne peut pas continuer à vivre en ayant ce fardeau sur les épaules. Il faut que les proches gardent espoir et fassent ce qui leur plaît pour aller mieux et de l’avant. Il est important de se dire «Ok, j’ai vécu cela, qu’est-ce que j’en fait maintenant?»

Interview Andrea Tarantini

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