Entre la disparition de Credit Suisse et le développement de l’intelligence artificielle, le secteur bancaire helvétique a récemment été soumis à de nombreuses mutations. On peut facilement se demander qu’elles en sont et en seront les conséquences : la place financière suisse reste-t-elle attractive pour les nouveaux venus ? Quels sont les nouveaux enjeux auxquels les banques doivent savoir répondre, et comment ? Edouard Cuendet, Directeur de la Fondation Genève Place Financière, nous donne ses éclaircissements sur le sujet dans cette interview.
Edouard Cuendet, la disparition de Credit Suisse a bouleversé le paysage bancaire helvétique. Comment se porte le secteur bancaire genevois aujourd’hui ?
La Fondation Genève Place Financière réalise chaque année une enquête conjoncturelle auprès des banques, des gestionnaires de fortune et des autres intermédiaires financiers de la place financière genevoise. La dernière enquête a été publiée en octobre 2023 et illustre une évolution solide du secteur bancaire et financier, malgré les incertitudes géopolitiques. Ceci s’explique notamment par le fait que notre Place financière bénéficie de la stabilité politique de la Suisse et de la solidité de sa monnaie. Cette évolution dynamique se traduit en particulier dans l’activité de gestion de fortune, l’un des trois piliers de la Place genevoise avec la banque commerciale et de détail et le financement du négoce de matières premières. La clientèle continue à être demandeuse des services des banques genevoises, qui conservent tout leur attrait surtout en Europe et au Moyen-Orient. Les résultats de la prochaine enquête conjoncturelle seront dévoilés le 17 octobre prochain. Ils reflèteront certainement aussi la complexité croissante de la réglementation ainsi que la baisse persistante des taux d’intérêt, susceptibles de peser sur le rendement et les marges.
Qu’en est-il de l’image de votre profession ? N’a-t-elle pas souffert de ce bouleversement ?
Le secteur bancaire conserve une bonne réputation auprès de l’opinion publique. C’est ce qu’a révélé le sondage mené par l’Association suisse des banquiers au printemps dernier. Cette enquête souligne en effet que 60 % des Suisses ont un jugement positif sur les banques, malgré l’annonce très médiatisée de la reprise de Credit Suisse par UBS et l’onde de choc qu’elle a provoquée. Les banques sont toujours perçues comme un employeur important, ce qui n’est pas étonnant puisque 5,2 % de l’ensemble des emplois en Suisse dépendent du secteur financier. À Genève, 10 % de l’ensemble des emplois reposent sur le secteur financier.
Le monde de la banque est-il toujours attractif, en particulier pour les jeunes ?
En termes de recrutement, l’accès à des spécialistes qualifiés représente le défi le plus important. Actuellement, nous ne constatons pas une baisse dans le nombre d’étudiants dans les filières universitaires liées à la finance ou à l’économie. Il en va de même pour la filière de l’apprentissage, dans laquelle la formation d’employé de commerce arrive en tête. La Fondation Genève Place Financière est d’ailleurs très active dans la formation. Elle soutient notamment le Geneva Institute for Wealth Management. Cet institut est le fruit d’une vision commune du Geneva Finance Research Institute et de l’Université de Genève. En sept ans, il a contribué à la formation de près de 500 étudiants dans le domaine de la gestion de fortune.
De plus, afin de renforcer l’employabilité tout au long de la carrière, la Fondation Genève Place Financière accorde une importance accrue à la formation continue. Or, Genève a la chance de pouvoir compter sur l’Institut Supérieur de Formation Bancaire (ISFB), un centre de compétences de haut niveau. La Place financière est d’ailleurs représentée au sein du Conseil de cet institut.
J’ajouterais enfin un point sur une spécificité genevoise. Genève occupe en effet une position unique dans la finance durable grâce à la présence des établissements financiers, des assets managers, des organisations internationales et non gouvernementales, d’un secteur académique de pointe et de grandes fondations privées. Le soutien de la Fondation Genève Place Financière à l’organisation de « Building Bridges » depuis ses débuts en 2019 est emblématique de cet engagement collectif. Cet événement, dont la cinquième édition sera organisée du 9 au 12 décembre 2024, réunit tous les acteurs clés afin d’élaborer des solutions innovantes en matière de gestion durable. Ce phénomène contribue à attirer les nouvelles générations dans le monde de la finance.
Dans ce contexte, quelles sont les priorités de la place financière genevoise ?
Nous avons identifié trois axes stratégiques résumés sous l’acronyme des trois « A », pour : Accès au marché, Attractivité et Artificial Intelligence (AI).
Prenons d’abord la première priorité. Que ce soit pour la gestion de fortune privée ou institutionnelle, l’accès au marché européen demeure essentiel pour maintenir les emplois et les recettes fiscales sur le sol helvétique. Plus de deux ans après l’abandon de l’Accord cadre par le Conseil fédéral, une étape importante a été franchie. Sous l’égide de l’ASB, la Place financière a élaboré une approche d’accès au marché européen dite « spécifique aux établissements ». Cette stratégie prévoit que les établissements intéressés s’enregistrent auprès d’une autorité européenne unique, obtenant ainsi un passeport leur permettant d’offrir activement des services bancaires et d’investissement sur l’ensemble du territoire de l’UE. Pour appuyer cette approche, la Fondation Genève Place Financière, de concert avec ses homologues de Zurich et de Lugano, a entrepris pour la première fois de l’histoire une démarche conjointe auprès du Conseil fédéral. Cette action a contribué à l’intégration de l’approche dite « spécifique aux établissements » dans la reprise du dialogue réglementaire en été 2024 entre la Suisse et l’UE.
Le deuxième enjeu prioritaire est l’attractivité. Ici, il s’agit avant tout de la fiscalité. Il n’aura échappé à personne que les comptes 2023 du canton de Genève ont bouclé sur un excédent de recettes de presque 1,4 milliard de francs. Le secteur financier est d’ailleurs mentionné parmi les trois branches qui génèrent l’essentiel de la valeur ajoutée de l’économie genevoise. Compte tenu de ces résultats, les citoyens genevois voteront le 24 novembre prochain sur une baisse d’impôt pour les personnes physiques.
Ils seront d’ailleurs également appelés à s’exprimer sur un autre sujet fiscal important dans un futur très proche. En effet, la réforme de l’imposition de l’outil de travail sera l’un des objets cantonaux de la votation du 22 septembre. Ici ce sont les entrepreneurs qui sont concernés.
La clientèle continue à être demandeuse des services des banques genevoises, qui conservent tout leur attrait surtout en Europe et au Moyen-Orient.
Aujourd’hui, dans le canton de Genève, les entrepreneurs sont imposés au titre de l’impôt sur la fortune sur la valeur de leur entreprise. L’impôt est calculé sur une valeur hypothétique, ce qui oblige souvent ces derniers à prélever des dividendes pour s’acquitter de l’impôt. Le résultat est une diminution des capacités d’investissement dans l’entreprise, au détriment de son développement. Avec un taux maximum de 1 %, Genève est actuellement le canton suisse qui impose le plus lourdement la fortune. La réforme a pour objectif de réduire l’impôt sur la fortune pour les entrepreneurs domiciliés à Genève, qui détiennent au moins 10 % du capital-actions de la société et qui travaillent à titre principal dans l’entreprise. En cas d’acceptation, l’attractivité fiscale de Genève serait renforcée et stimulerait les investissements en faveur de l’emploi, de la recherche et de l’innovation.
C’est pourquoi, la Place financière soutient l’acceptation de ces deux sujets soumis respectivement à votation le 22 septembre et le 24 novembre.
Vous mentionnez l’intelligence artificielle comme étant un autre domaine prioritaire. Pouvez-vous nous dire quel sera son impact sur les acteurs financiers genevois ?
L’IA ouvre un vaste champ de possibilités et stimule déjà la création de valeur économique. À Genève, les banques font appel à des solutions d’IA et commencent à s’intéresser au potentiel de l’IA générative. Une étude de la Haute école de Lucerne montre d’ailleurs que la moitié des sociétés financières utilisent cette technologie pour le service à la clientèle afin d’améliorer la satisfaction, de réduire les coûts et d’augmenter l’efficacité. Nous sommes donc au cœur d’une nouvelle révolution tectonique, qui transforme profondément le travail au bureau. La disponibilité des données et de la puissance de calcul crée des opportunités sans précédent. Mais il serait insensé de ne pas envisager les abus potentiels, intentionnels ou non, de l’IA, que ce soit sur des questions éthiques, réglementaires ou politiques. Il s’agit donc d’explorer ces nouveaux horizons, sans a priori, mais avec lucidité, confiance et vigilance.
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