«dans la vie, il faut apprendre à changer d’altitude»
Interview

«Dans la vie, il faut apprendre à changer d’altitude»

31.10.2022
par Andrea Tarantini

Curieux, persévérant et respectueux, c’est ainsi que se décrit Bertrand Piccard. Dès son enfance, ces caractéristiques ont amené l’explorateur, environnementaliste et psychiatre suisse autant à l’exploration du monde extérieur que du monde intérieur. Dans l’interview qui suit, il nous raconte ses découvertes et nous explique comment «changer d’altitude» dans la vie peut favoriser notre bien-être et notre santé.

COP26, Glasgow, Scotland.
Solar Impulse Foundation with Bertrand Piccard. Photo/Peter Sandground 

Bertrand Piccard, comment conjuguez-vous vos différentes casquettes?

Elles sont toutes liées par mon désir d’explorer de nouvelles manières de penser et de faire. En psychothérapie, cela signifie travailler avec des patients pour leur permettre de se remettre en question et de vivre mieux dans leur relation à eux-mêmes et aux autres. Il faut dans ce sens apprendre à changer certaines manières de penser et sa vision du monde. En ce qui concerne l’environnement, nous voyons que notre monde doit changer ses habitudes et ses convictions et trouver d’autres solutions pour mieux fonctionner .

Qu’aimez-vous le plus dans l’exploration?

J’aime le fait que nous soyons confrontés à l’inconnu, aux doutes, aux points d’interrogations et que cela stimule notre créativité et notre performance. Un des plus grands dangers de notre époque est la routine qui nous enferme dans les certitudes. L’exploration nous oblige en revanche à aller chercher à l’intérieur de soi plus de performance, de créativité, de concentration, de ressources et de potentiel, d’où le rapport entre la crise et l’exploration. La première est involontaire et nous pousse à nous remettre en question et à trouver en nous d’autres outils, capacités et manières de faire pour sortir de la crise plus forts qu’avant. L’exploration est une crise dans laquelle nous nous lançons volontairement car nous perdons nos points de repères, nos habitudes et notre zone de confort. En général, l’aventure est une crise que nous acceptons et la crise est une aventure que nous refusons.

Nous voyons que notre monde doit changer ses habitudes et ses convictions et trouver d’autres solutions pour mieux fonctionner.

En 1999, aux côtés du co-pilote britannique Brian Jones, vous avez fait le tour du monde en ballon. Que cette expérience vous a-t-elle appris? 

Elle m’a appris beaucoup de choses dont la plus importante est la persévérance. J’ai réussi ce tour du monde à la troisième tentative, je suis passé par des moments d’échecs et j’ai appris que pour réussir il faut réessayer d’une manière différente et sans craindre l’échec. Échouer et continuer à essayer de la même façon, c’est de l’acharnement. Il faut remettre en question sa stratégie, sa technologie, l’équipe, etc. jusqu’au moment où nous aurons appris suffisamment de nos échecs pour pouvoir réussir. Si j’ai gagné ce tour du monde contre des milliardaires et des grands experts, c’est parce qu’ils ont toujours réessayé de la même façon et ont toujours échoué pour les mêmes raisons.

Et qu’avez-vous changé pour réussir?

J’ai changé le carburant du ballon, sa forme, son isolation et toute la stratégie de vol que nous avions en place. Nos concurrents pensaient qu’il fallait garder le ballon chaud pendant la nuit, alors que nous avons compris qu’il était surtout important de le garder froid pendant la journée pour ne pas faire déborder l’hélium. Nous avons également changé l’équipage à un moment donné. Nous avons compris par ailleurs qu’il fallait se rendre en Chine pour discuter des autorisations de survol directement avec les autorités chinoises.

J’ai aussi appris une chose plus métaphorique: dans un ballon, nous sommes poussés par le vent dans la direction dans laquelle il souffle et la seule manière de changer de direction est de changer d’altitude. En montant ou en descendant, nous captons en effet différents courants qui nous poussent dans d’autres directions. Dans la vie, c’est exactement ce qu’il faut faire. Nous sommes souvent poussés dans des mauvaises directions par le destin, les problèmes, les guerres, les crises sanitaires et les difficultés financières ou relationnelles par exemple. Il faut changer d’altitude psychologiquement, philosophiquement et spirituellement pour trouver d’autres influences, stratégies, solutions et réponses qui nous permettront de prendre de meilleures directions. Pour ce faire, il faut lâcher du lest – pas des sacs de sable comme dans le ballon mais les certitudes, les habitudes, les croyances, les dogmes, les paradigmes et tout ce qui nous maintient prisonniers de vieilles manières de penser.

Grâce à l’avion solaire, je souhaitais montrer que les énergies renouvelables et les technologies propres peuvent nous permettre d’atteindre des buts à priori impossibles.

De 2015 à 2016, vous avez piloté l’avion solaire Solar Impulse avec lequel vous avez également fait le tour du monde. Comment voit-on le monde depuis le ciel?

Dans un avion solaire qui ne fait pas de bruit, qui n’a pas de carburant et qui ne pollue pas, nous avons presque l’impression d’être dans le futur, dans une histoire de science-fiction. En réalité, il n’y a rien de futuriste. J’ai été profondément choqué de voir que nous pouvons faire énormément de choses avec des technologies propres et renouvelables mais que nous continuons à utiliser des systèmes inefficients. Cela nous fait réaliser à quel point le reste du monde vit dans le passé car il ne se rend pas compte du caractère archaïque des moteurs thermiques qui perdent trois quarts de leur énergie par des mauvais rendements, des maisons mal isolées, des chauffages et des ampoules pas efficaces, des processus industriels démodés, des manières polluantes de brûler des énergies fossiles, de jeter les déchets au lieu de les recycler… C’est pourquoi, grâce à l’avion solaire, je souhaitais montrer que les énergies renouvelables et les technologies propres dont nous disposons peuvent nous permettre d’atteindre des buts à priori impossibles. Je souhaitais faire comprendre aux gens qu’il fallait appliquer cela à une plus grande échelle et non le cloisonner à un projet expérimental. Pour cette raison, une fois arrivés à Abu Dhabi, nous avons pris des photos en montrant un panneau sur lequel nous avions écrit «Take it further».

Pensez-vous que le message est bien passé?

Le fossé entre ce que nous faisons et ce que nous devrions mettre en œuvre dans le monde augmente chaque jour! Ce n’est pas très rassurant. Il est vrai que nous organisons des actions pleines de sens, mais nous ne faisons pas encore ce qu’il faut.

Qu’avez-vous ressenti et pensé lorsque vous avez reposé les pieds sur terre après ce voyage?

J’étais soulagé car il s’agissait d’un projet beaucoup plus difficile que ce que je pensais. Il était deux fois plus long, quatre fois plus cher et nous étions plusieurs fois à deux doigts de l’échec car l’avion était très fragile au sol et risquait d’être abîmé. Il y avait aussi des carcans administratifs effrayants, des difficultés liées à la météo et aux finances. Passer la ligne d’arrivée à Abu Dhabi en venant d’Égypte a été une libération et un des plus beaux moments du vol – j’ai d’ailleurs encore tourné pendant une heure et demie au-dessus d’Abu Dhabi de nuit en attendant que le vent se calme au sol et j’ai eu le temps remercier toute mon équipe une personne après l’autre. Il n’y avait plus de stress et de pression et je n’avais plus qu’à atterrir et célébrer.

J’ai aussi réalisé à quel point les succès après les échecs font du bien.

En quoi ces expériences ont-elles contribué à votre bien-être?

Elles m’ont toutes fait sortir de mes certitudes, évoluer dans mon comportement autant psychologiquement qu’intellectuellement. Ces expériences m’ont aussi fait passer d’une aventure plus personnelle à une aventure plus collective et humaniste, m’ont rendu plus persévérant, patient, tolérant et ouvert à l’inconnu et m’ont permis de me remettre en question. J’ai aussi réalisé à quel point les succès après les échecs font du bien (rires)! En revenant de ces voyages j’étais un autre homme dans le sens d’un homme meilleur.

Après ces voyages, vous vous êtes engagé en faveur de l’environnement en créant la Fondation Solar Impulse, une fondation à but non lucratif qui mise sur la technologie pour protéger la planète. Qu’avez-vous accompli jusqu’ici?

Après le vol en avion solaire, j’ai lancé le défi d’identifier dans le monde plus de mille solutions qui existent aujourd’hui et qui sont capables de protéger l’environnement tout en étant économiquement rentables pour les entreprises qui les produisent et pour les citoyens qui les utilisent. C’est une manière de réconcilier l’économie et l’écologie. On m’a dit que c’était impossible et que ce ne serait jamais assez, mais aujourd’hui nous avons identifié 1450 solutions techniques – qui relèvent parfois juste du bon sens – qui permettent aux entreprises de prendre de nouveaux débouchés industriels tout en protégeant l’environnement et aux citoyens d’économiser de l’énergie et des ressources afin d’être plus efficients.

Où se place la Suisse en la matière?

Notre pays est très propre à première vue, ce qui nous fait croire que tout va bien. En réalité, nous avons le parc automobile le plus polluant d’Europe, nous consommons beaucoup de carburant, émettons beaucoup de Co2 et, quand le gouvernement veut prendre des mesures, la population s’y oppose. La situation en Suisse est très paradoxale! Il faut faire passer un message: la lutte contre le changement climatique et la protection de l’environnement n’est ni chère ni difficile. Beaucoup de solutions existent qui permettent d’économiser du CO2 et de l’argent. L’écologie rapporte!

Vous n’explorez pas seulement le monde extérieur, mais aussi le monde intérieur. Quelles sont les similarités entre ces deux types d’exploration? 

Toutes mes années de psychiatrie, de psychothérapie et d’hypnose m’ont appris que les êtres humains ont une peur irraisonnée de l’inconnu, des doutes et des points d’interrogations et qu’ils passent à côté de tout ce qu’ils pourraient apprendre car ils désirent rester dans ce qu’ils connaissent. Notre rigidité d’esprit, notre conviction d’avoir toujours raison, notre volonté de tout contrôler plutôt que de nous ouvrir à d’autres choses est une source de souffrance permanente.

D’où vous vient cette grande curiosité et cette soif de connaissance?

Dans mon enfance j’ai eu la chance d’être initié à l’exploration de deux manières différentes: l’exploration du monde extérieur par la science du côté de mon père et celle du monde intérieur par la psychologie et les philosophies orientales du côté de ma mère. Mes parents m’ont toujours permis de poser toutes sortes de questions. Je n’étais pas traité comme un enfant, mais comme un être humain responsable qui avait envie de comprendre beaucoup de choses. Je n’ai jamais entendu des phrases comme «Ce n’est pas de ton âge! Arrête de vouloir tout comprendre! Tu n’es qu’un enfant…». En tant que parents, il faut favoriser les questionnements et être capables de dire «Je ne sais pas» lorsque c’est le cas car cela pousse l’enfant à continuer à chercher des réponses. Je pense d’ailleurs avoir été un cauchemar pour mes instituteurs à l’école car je refusais de faire quelque chose si je n’en comprenais pas les raisons (rires). Cette éducation parentale m’a permis d’être curieux et de m’approcher de l’exploration. C’est pourquoi j’ai ensuite mené en parallèle ma formation de psychothérapeute et mes explorations.

L’être humain a en lui toutes les compétences et les ressources pour trouver les solutions à ses problèmes et se guérir.

En tant que psychiatre, qu’est-ce qui vous fascine le plus dans notre monde intérieur?

L’être humain a en lui toutes les compétences et les ressources pour trouver les solutions à ses problèmes et se guérir. Ce qui est très intéressant avec l’hypnose est le fait d’entrer avec le patient dans son monde intérieur pour aller chercher les compétences, les ressources et les capacités qui lui permettent de guérir. Chercher quelque chose en soi et le trouver est extraordinaire et donne beaucoup de confiance! En revanche, il n’y a parfois qu’une chose à faire dans la vie: accepter de ne pas pouvoir changer la situation face à la mort, à des handicaps ou à des maladies graves par exemple. Ce n’est pas un fatalisme mais une décision consciente qui mène à la paix intérieure.

Puisque l’être humain a tout en lui pour réussir, qu’en est-il de l’autohypnose?

Je pense qu’il faut commencer par l’hypnose avec un thérapeute mais qu’on peut ensuite apprendre peu à peu à la pratiquer soi-même. Toutefois, certains problèmes sont trop graves ou ancrés trop profondément en nous et il faut donc faire appel à un professionnel. La relation humaine est par ailleurs importante et il y a des limites à ce que nous pouvons faire seuls. L’autohypnose permet de prendre en charge le quotidien, mais lorsqu’il y a une grande crise, avoir quelqu’un qui nous aide à nous remettre en question est très important.

Dans votre livre Changer d’altitude, vous discutez de notre besoin de contrôle, de la peur de l’inconnu et de la tendance que nous avons à nous réfugier dans notre zone de confort. Pourquoi est-il important de dépasser nos limites? 

Ce ne sont pas les limites qu’il faut dépasser mais les limitations, autrement dit les limites que nous nous infligeons à nous-mêmes. Il y a des limites physiques que nous ne pouvons pas repousser: nous ne sommes pas en mesure de voler en battant des bras ou de marcher sur l’eau – en tout cas pas tout le monde (rires). Il faut repousser ce dont nous nous croyons incapables et développer ainsi un profond état de conscience de nous-mêmes. Nous sommes capables d’être et de faire beaucoup plus que ce que nous croyons. Cela nous ouvre un vaste champ des libertés.

Quelles solutions proposez-vous pour ce faire? 

La méditation, l’art, la musique et la peinture sont d’excellents moyens de dépasser nos limitations. Tout ce qui est capable de nous remettre en question est utile. Les gens aujourd’hui sont trop rigides et figés dans des certitudes – les politiciens en sont d’excellents exemples: à cause de leurs convictions, ils empêchent tout dialogue, argumentation et consensus. Dans la vie, il faut apprendre à être un explorateur et à se remettre en question. Il est important de découvrir d’autres manières de faire et de penser en s’approchant d’autres cultures, religions, fonctionnements et systèmes politiques. Cela ainsi que le fait de considérer les personnes qui pensent autrement comme un enrichissement et non une menace contribue à notre bien-être mental.

On dit souvent que c’est après 50 ans que nous faisons le point sur notre vie. Que pensez-vous de cela? 

Si à 50 ans nous souhaitons fonctionner autrement, cela signifie peut-être que nous avons appris que nos anciennes manières de fonctionner n’étaient pas les meilleures. Cette soif de connaissance nous pousse à certaines crises dans la vie. Je pense toutefois qu’il n’y a pas d’âge limite pour apprendre, ni vers le bas ni vers le haut. L’enfant apprend de manière extraordinaire mais nous devons le guider et lui montrer l’importance de valeurs telles que la compassion, le respect, la curiosité, la persévérance et l’ouverture aux autres. Si nous n’assimilons pas ces valeurs en tant qu’enfant, nous le faisons en tant qu’adulte grâce à des circonstances de la vie. Il y a des gens qui n’apprennent jamais ces choses.

J’aime écouter les gens qui pensent et disent le contraire de ce que je pense.

Comment prenez-vous soin de votre corps et de votre esprit?

Je pratique du sport – du ski, du kitesurf, de la montgolfière, du parapente et de la plongée. Je voyage et je cours aussi beaucoup après les trains dans les gares (rires). Mes voyages et mes conférences me mènent aussi à marcher énormément. À côté de cela, j’essaie de faire marcher mon esprit (rires). J’aime écouter les gens qui pensent et disent le contraire de ce que je pense. Je me demande toujours: «Si ce qu’ils pensent est juste, que cela changerait-il à ma vie?». C’est passionnant de comprendre à quel point des gens que nous n’aimons à priori pas beaucoup peuvent nous apprendre des subtilités, des nuances, d’autres manières de faire et de penser. Par exemple, lorsque je dois voter, je réfléchis d’abord à ce que j’aimerais voter et j’écoute ensuite tous ceux qui pensent autrement. Parfois, ces personnes me mènent à changer d’opinion et à considérer des éléments auxquels je n’avais pas pensé ou que je ne pensais pas être vrais. C’est un exercice de gymnastique de l’esprit.

Où vous mènera votre curiosité à l’avenir? Quelles aventures vous attendent encore?

Avec la Fondation Solar Impulse, nous avons beaucoup de travail au niveau politique devant nous pour faire adopter les solutions dont nous avons discuté. J’ai aussi lancé en France une initiative qui s’appelle «Prêt à voter». Il s’agit de 50 recommandations législatives sous forme d’articles de loi prêts à être votés que nous avons proposées au nouveau Parlement français pour protéger l’environnement avec des solutions qui existent aujourd’hui. Puisque nous ne sommes jamais à l’abri d’un nouveau rêve, je travaille aussi à deux autres projets: un avion à hydrogène et un tour du monde avec un dirigeable solaire de 150 mètres de long, entièrement recouvert de panneaux solaires.

Un mot pour la fin? 

L’exploration aujourd’hui ne signifie plus découvrir de nouveaux territoires mais des manières de mieux vivre sur Terre, de protéger l’environnement, d’augmenter la compréhension mutuelle, la tolérance et le respect. Nous sommes en train de nous enfermer dans des clivages de plus en plus importants en termes politiques, religieux, etc. et nous devons décloisonner nos certitudes pour respecter autrui, mieux se comprendre, découvrir et mettre en œuvre de nouvelles manières de vivre en meilleure relation avec les humains et l’environnement. Cela devient une urgence!

 

Interview Andrea Tarantini

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

ARTICLE PRÉCÉDENT
ARTICLE SUIVANT