Interview par Léa Stocky

Carl Elsener : À la découverte d’un symbole suisse par excellence

Le CEO de Victorinox nous explique ce qui constitue l’excellence des produits suisses.

L’histoire commence en 1884. Un jeune coutelier suisse, après un voyage en France et en Allemagne pour parfaire ses techniques, revient à Ibach et installe son atelier au rez-de-chaussée d’un très vieux bâtiment. Aujourd’hui, ses couteaux sont vendus dans le monde entier et font la renommée des produits suisses et de leur qualité.

Victorinox, c’est cette histoire un peu folle d’un visionnaire, Karl Elsener, qui a réussi à inscrire sa marque dans le temps. Quatre générations plus tard, son arrière-petit-fils, Carl Elsener, continue de faire vivre l’entreprise, qui emploie aujourd’hui 2200 personnes dans le monde entier.

Carl Elsener a commencé à travailler dans l’entreprise en 1978 lorsque son père, alors CEO de l’entreprise, lui demande de l’aider dans son projet, la construction d’un nouveau bâtiment sur le site d’Ibach/Schwytz. Pour lui, il s’agissait-là d’une opportunité en or, celle de rencontrer leurs différents partenaires et d’apprendre directement sur le terrain. Pendant 34 ans, Carl Elsener travaille dans le même bureau que son père qui lui apprend les rouages du métier. S’il est resté à Victorinox, Carl Elsener est tout de même allé étudier aux États-Unis, cultivant la curiosité et l’ouverture d’esprit, deux des valeurs qui continuent de dicter ses décisions aujourd’hui. En 2007, il devient à son tour CEO de Victorinox. Dans cette interview, il se confie sur les raisons de l’excellente réputation des entreprises suisses.

Carl Elsener

Carl Elsener, quelle est l’histoire de la marque et qu’est-ce qui en fait sa renommée aujourd’hui ?

La mère de mon arrière-grand-père, Victoria, avait un petit magasin de chapeau à Schwytz dans lequel elle vendait également les couteaux de son fils. Quand elle meurt en 1909, Karl décide de donner son nom à sa marque, qui devient ensuite Victorinox en 1921, lorsque l’acier inoxydable prend le pas sur l’acier au carbone dans la fabrication de couteaux.

Après la seconde guerre mondiale, Victorinox a connu une forte croissance, principalement grâce à l’armée américaine qui était présente en Europe. Les soldats américains avaient en effet leurs propres magasins où ils pouvaient acheter des produits européens à bon prix. Les couteaux suisses s’appelaient alors Schweizer Offiziers- und Sportmesser car le fondateur avait pour projet de les vendre aux militaires et aux personnes qui font des activités en extérieur. Les Américains ont raccourci le nom en Swiss Army Knife, même si celui-ci n’a jamais été vendu à l’armée suisse. Depuis 1891 et jusqu’à aujourd’hui, les soldats reçoivent le couteau des soldats, avec des fonctions spéciales pour l’armée.

Aujourd’hui, même dans un monde de plus en plus numérique, le célèbre couteau suisse est toujours considéré comme un compagnon fiable. Cela s’explique par ses multiples fonctions, à la fois utiles dans la vie de tous les jours ou lorsque l’on part à l’aventure.

Peu de gens savent que le couteau suisse a même déjà été utilisé dans l’espace ! Tous les astronautes qui entrent dans une navette spatiale possèdent un couteau suisse. Chris Hadfield, un astronaute canadien qui a passé plus de 4000 heures dans l’espace, a écrit un livre sur son séjour, appelé An Astronaut’s guide to life on earth. Il y décrit une de ses missions lors de laquelle il s’est muni de son couteau suisse afin d’ouvrir la porte de la station russe Mir, restée bloquée. Un bel exemple qui montre qu’il ne faut jamais quitter la terre sans son couteau suisse !

Pourquoi et comment avez-vous décidé de diversifier les produits que vous vendez ?

Au milieu des années huitante, nous avons commencé à nous rendre compte que nos produits étaient copiés en Asie. La qualité restait certes incomparable, mais nous étions convaincus qu’il ne s’agissait que d’une question de temps. Afin de rester compétitifs sur le marché mondial, nous avons décidé d’accroître la visibilité de la marque et d’investir dans le secteur des ventes. Pour ce faire, nous avons interrogé nos clients les plus importants sur les produits Victorinox auxquels ils accorderaient le plus de confiance. Il nous est en effet essentiel de rester proche de nos clients afin de cibler au mieux leurs besoins. Aujourd’hui, nous commercialisons quatre grands produits, par ordre d’importance en termes de vente : le couteau suisse, le couteau de cuisine et professionnel, les bagages et les montres.

Quelles sont les caractéristiques distinctives des produits suisses renommés pour leur qualité, et comment ces caractéristiques sont-elles préservées au fil du temps ?

D’un point de vue général, les entreprises suisses sont appréciées pour leur fiabilité et leur caractère innovant. La confiance dans les entreprises suisses, leurs produits et leurs services se fait sentir dans le monde entier grâce à une image très positive. Nous achetons le matériel brut et nous occupons de toute la chaîne de production, ce qui augmente notre création de valeur.
Il est crucial de rester ouvert aux changements, d’autant plus avec la numérisation et l’intelligence artificielle. Les entreprises doivent se doter d’équipes qui savent évoluer. Il existe un proverbe chinois qui dit : « Quand le vent du changement souffle, certaines personnes construisent des murs, d’autres des moulins ». Il ne faut pas avoir peur mais au contraire saisir ces opportunités.

Comment les entreprises suisses abordent-elles l’équilibre entre l’innovation technologique et la préservation des traditions dans la fabrication de produits de qualité ?

Beaucoup d’entreprises suisses ont une longue histoire, ce qui ajoute de la valeur à leur marque. Cependant, le monde est en constante évolution et elles doivent rester ouvertes au changement. Nous avons donc besoin d’équipes qui accompagnent les évolutions. Une de mes plus grandes tâches en tant que CEO est de rendre possible cet équilibre entre l’histoire et l’innovation. Pour ce faire, nous travaillons sur cinq types différents d’innovation : l’innovation de produit, de service, des processus, l’innovation technologique et l’innovation du business model.

Quels sont les défis auxquels les entreprises suisses sont confrontées dans la préservation de normes élevées en matière de qualité, en particulier à l’ère de la mondialisation et de la chaîne d’approvisionnement mondiale ?

Il faut s’assurer de garder une culture de l’ouverture, de la qualité et de l’innovation et d’en faire sa stratégie, et ce dans toute son entreprise. Les collaborateurs doivent rester curieux et continuer de vouloir améliorer les processus de fabrication afin de rester compétitifs et de garder des standards de qualité élevés.

Victorinox

Victorinox a toujours eu des hauts et des bas. La marque a connu la Première Guerre mondiale, le krach boursier de 1930, la Seconde Guerre mondiale, la crise pétrolière etc. Il nous a toujours paru primordial, afin de prévenir les moments difficiles inévitables, de s’assurer de faire des réserves dans les temps où tout va bien. Cela nous a beaucoup aidé. Le cas de l’entreprise Wenger est très éclairant car elle était très similaire à Victorinox dans son histoire et les produits qu’elle commercialisait. Cependant, la grande différence a été que Wenger avait des dettes. Après les attentats du 11 septembre 2001, les ventes de couteau suisse ont chuté, et l’entreprise ne s’en est pas vraiment remise. Nous avons donc décidé de la racheter et de réunir les deux plus grandes enseignes de couteaux suisses sous le même nom. Il est important de toujours identifier ses erreurs, et cela ne peut se faire que grâce au travail d’équipe.

Pouvez-vous discuter de l’importance de la durabilité dans la fabrication des produits suisses, et comment cela influence les décisions des entreprises en matière de conception et de production ?

La durabilité est devenue un sujet qu’on ne peut plus ignorer. Depuis plus de 40 ans, nous avons un système qui nous permet de réutiliser la chaleur de l’eau de refroidissement produite lors des processus de fabrication pour chauffer l’usine et plus de 120 appartements en hiver. Pour nos couteaux suisses et nos couteaux de cuisine, près de 90 % des matériaux bruts sont des matériaux recyclés. Depuis quelques années, nous avons également installé des panneaux solaires sur les toits de notre usine à Schwytz et de nos centres de distribution. Ce système nous permet de compenser chaque année l’équivalent de 500 tonnes de CO2. Enfin, nous trions autant que possible nos déchets.

En quoi la collaboration entre les entreprises suisses et d’autres acteurs de l’industrie contribue-t-elle à l’amélioration continue des normes de qualité ?

Il est essentiel que les entreprises suisses échangent entre elles à propos de leurs challenges. Ma femme et moi rencontrons régulièrement d’autres directeurs de grandes entreprises suisses afin de discuter de nos expériences et de nos idées. Nous avons par exemple travaillé avec Nestlé qui, pendant quelques années, nous fournissait en capsules de café dont nous réutilisions l’aluminium pour nos couteaux suisses.

Après les attentats du 11 septembre 2001, nous n’avions pas assez de travail pour nos employés. Nous sommes donc allés voir d’autres entreprises de la région pour leur prêter notre main-d’œuvre pendant quelques mois.

Comment les entreprises suisses, de manière générale, maintiennent-elles la réputation de produire des produits de haute qualité, et quel rôle cela joue-t-il dans la compétitivité internationale ?

Il devient de plus en plus difficile d’être compétitif. C’est pourquoi le gouvernement suisse a aussi un grand rôle à jouer pour soutenir les entreprises et les encourager à garder leur qualité. Nous vendons nos produits principalement en dehors des frontières de la Suisse, or le franc suisse est un challenge important pour les entreprises helvétiques car depuis des années, il ne fait que devenir de plus en plus fort. Cela signifie que les produits suisses deviennent de plus en plus chers. Nous ne gagnons pas plus d’argent, mais nous devenons moins compétitifs. Les entreprises suisses sont donc obligées d’améliorer leur efficacité.

Comment voyez-vous l’avenir de Victorinox ?

Je suis très positif. Nous sommes une marque suisse très forte, très ancrée historiquement et avec une image positive dans le pays et à l’international. Les marchés de nos produits ne cessent de grandir et ont donc un grand potentiel dans le futur, car de plus en plus de personnes cuisinent et voyagent. La durabilité va également prendre de plus en plus de place, car les gens sont prêts à payer le prix pour avoir des produits de meilleure qualité et plus durables. Il est important que nous continuions à travailler en tant qu’une seule et même équipe, dans le respect et le maintien de la qualité.

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27.03.2024
par Léa Stocky
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