partager ses données industrielles : un avantage économique majeur 
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Droit

Partager ses données industrielles : un avantage économique majeur 

29.11.2023
par Léa Stocky

Quatre milliards de francs, c’est le volume que représente le marché des données par année en Suisse, avec un taux de croissance annuelle de 10 %. Si l’on y ajoute les effets indirects, on estime que le total atteint 35 milliards de francs, soit 5 % du PIB. Le volume des données générées ne cesse de croitre et leur partage devient plus que jamais un enjeu économique, particulièrement concernant les données industrielles, ce que nous explique Anaïc Cordoba dans cette interview.

Anaïc Cordoba, juriste, travaille dans la division droit et affaires internationales à l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle. Spécialisé en droit des marques et des brevets, il s’intéresse à l’influence des nouvelles technologies sur le droit de la propriété intellectuelle. Il est également chargé du dossier des données industrielles.

Anaïc Cordoba, quelles sont les missions de l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle (IPI) ?

L’IPI est le centre de compétences de la Confédération en matière de propriété intellectuelle. Pour le public, il s’agit de l’autorité qui examine, délivre et administre les marques, les brevets et les designs. L’IPI assiste par ailleurs les autres autorités fédérales sur toutes les questions liées à ces domaines et représente la Suisse en matière de propriété intellectuelle dans les organisations internationales. L’IPI a aussi reçu un mandat du Conseil fédéral pour développer des mesures qui facilitent le partage de données industrielles au sein du secteur privé.

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Que sont les données industrielles ?

Ce sont toutes les données qui ne concernent pas une personne physique identifiée ou identifiable. Il peut s’agir de données météorologiques, topographiques, ou des données qui sont produites par des machines-outils ou des capteurs. Les informations sur les étiquettes de denrées alimentaires ou des produits cosmétiques sont un bon exemple. Leur partage a permis la création d’applications à succès comme Open Food Facts ou Yuka. Il y a de nombreux exemples : un inventaire des curiosités touristiques d’une région, les horaires, les tarifs et la composition des rames des transports publics, mais aussi des données sur la circulation routière ou sur l’approvisionnement en médicaments. Les données personnelles anonymisées et agrégées sont également des données industrielles.

En quoi leur exploitation est-elle bénéfique pour les entreprises et représente-t-elle un intérêt économique majeur ?

En partageant les données industrielles, les entreprises peuvent déconstruire les silos dont elles sont parfois prisonnières et profiter de synergies, réduire les coûts de production et augmenter leur productivité. L’exploitation des données industrielles permet de proposer de nouveaux produits ou services, voire de nouveaux modèles d’affaire. Les entreprises qui partagent leurs données obtiennent trois fois plus de bénéfices économiques mesurables que celles qui ne le font pas.

Concrètement, quels sont les outils qui permettent l’accès aux données industrielles ?

Il s’agit tout d’abord d’outils informatiques, des « Software as a Service », qu’on appelle espaces de données et qui permettent de partager de manière sécurisée et efficace de grands jeux de données. La start-up suisse TrustRelay, par exemple, propose un tel service.

Comment faciliter le partage des données ?

Nous avons interrogé plusieurs centaines d’entreprises suisses pour connaître leurs préférences. Les résultats du sondage montrent qu’elles ont surtout besoin de modèles de contrats, de lignes directrices, de check-lists et de bonnes pratiques. La formation et l’information sont aussi essentielles. L’IPI développe de tels instruments en collaboration étroite avec des spécialistes du domaine.
Parallèlement aux outils techniques et informatiques, l’accès aux données est souvent restreint ou limité pour des raisons juridiques ou économiques. C’est sur ce point que l’IPI intervient afin de réduire les barrières et faciliter le partage. L’IPI met gratuitement à disposition des modèles de contrats pour le transfert de données. La start-up TrustRelay a ainsi pu directement intégrer nos modèles de contrats dans sa solution.

Que sont les modèles de contrats ?

Les modèles de contrat mis à disposition gratuitement par l’IPI sur son site internet ont pour but de faciliter le partage de données. L’utilisation de ces modèles de contrat permet de diminuer les coûts de transaction et d’augmenter la sécurité juridique. En bref, ils apportent de la clarté et de la simplicité pour toutes les parties à la transaction.

Si l’utilisation des données ne constitue pas en soi un phénomène nouveau, le volume des données industrielles générées et traitées ainsi que les usages qui en sont fait constituent un changement de paradigme.

L’IPI propose trois types de contrat. Un contrat de transfert de données permet à une entreprise de transférer un jeu de données à une autre entreprise de manière ponctuelle. Le contrat d’abonnement permet quant à lui de donner à une autre entreprise un accès à ses données de façon régulière. Enfin, avec le contrat d’échange, les entreprises mettent en commun leurs données. Des lignes directrices pour la commercialisation des données industrielles seront bientôt disponibles.

Qui sont les principaux acteurs du partage des données ?

Pour le moment, ce sont plutôt les grandes entreprises et les start-ups. On remarque toutefois que de plus en plus de petites et moyennes entreprises s’engagent dans le partage de données, ce qui est réjouissant car elles composent la majorité de notre tissu industriel.

Quel rôle joue l’intelligence artificielle ?

Les outils basés sur l’intelligence artificielle ont besoin de données pour fonctionner. Faciliter le partage et l’accès aux données industrielles est donc une étape préliminaire pour permettre le déploiement de l’intelligence artificielle et en tirer bénéfice. Il existe des systèmes d’intelligence artificielle qui permettent à une entreprise d’identifier les données industrielles qui lui seraient utiles pour améliorer ses performances et identifier où elle pourrait les trouver sur le marché.

Quels sont les potentiels dangers liés à l’exploitation des données et comment les prévenir ?

Le risque est que l’addition de plusieurs jeux de données différents permette d’identifier une personne. À ce moment-là, ces données deviennent des données personnelles et la loi sur la protection des données, qui règlemente très strictement leur transfert, s’applique à cet ensemble de données. Le titulaire de données industrielles doit donc toujours s’assurer que les données en sa possession n’acquièrent pas un caractère personnel.

Selon vous, comment le secteur va-t-il évoluer ?

Si l’utilisation des données ne constitue pas en soi un phénomène nouveau, le volume des données industrielles générées et traitées, ainsi que les usages qui en sont fait constituent un changement de paradigme. Les grandes entreprises l’ont compris depuis longtemps et le partage de données industrielles fait aujourd’hui partie de leur stratégie. On verra de plus en plus d’espaces de données communs. Les PME seront davantage impliquées dans le partage des données industrielles. Le partage de ces données constituera une part toujours plus importante des modèles d’affaires de demain.

Selon nos études sur les marchés des données et sur l’économie numérique, la Suisse s’en sort relativement bien en comparaison européenne. Cependant, plusieurs pays européens progressent plus vite que nous et pourraient nous dépasser. Il est important de mettre en place les mesures qui favorisent le partage des données industrielles pour que la Suisse garde sa position favorable dans le secteur.

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