« les avocats n’ont plus le monopole de la réponse juridique »
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Droit

« Les avocats n’ont plus le monopole de la réponse juridique »

29.11.2023
par Kevin Meier

Où en est la digitalisation des études ? Paula Reichenberg et Nicolas Torrent, tous deux vice-présidents de la Swiss Legal Tech Association, font le point sur les enjeux du secteur en Suisse.

Paula Reichenberg,Vice-présidente de la Swiss Legal Tech Association

Paula Reichenberg
Vice-présidente de la Swiss Legal Tech Association

Nicolas Torrent,Vice-président de la Swiss Legal Tech Association

Nicolas Torrent
Vice-président de la Swiss Legal Tech Association

Paula Reichenberg et Nicolas Torrent, depuis quand la digitalisation est-elle devenue un réel sujet de préoccupation pour les études ?

Qui de l’associé gérant, du talent ou du client amène la digitalisation? Le modèle basé sur une facturation horaire a toujours freiné la digitalisation. Les associés sont dès lors peu enclins au changement. Les jeunes talents, plus technophiles, demandent souvent des outils de travail propres à leur génération. De leur côté, les grands clients, poussés par leurs impératifs de rentabilité et d’efficience, exigent les outils de travail utiles. Les petits clients, eux, conduisent le changement à distance par leurs préférences de consommation. Les nouvelles IAs, plus performantes, font évoluer la situation en privant les avocats du monopole de la réponse juridique. On voit ainsi un intérêt nouveau et plus immédiat pour cette technologie.

Quels en sont les enjeux et quelles questions restent à résoudre ?

Justitia 4.0 oblige tous les acteurs de la profession à accélérer leur transition. N’oublions toutefois pas que la majorité des avocats en Suisse travaille pour de petites ou moyennes structures et font ainsi face à des obstacles en termes de ressources. Un autre obstacle à des outils spécifiques pour les avocats est la confidentialité des données client dont il n’est pas clair si elles peuvent légitimement être utilisées pour l’entraînement d’IAs. L’enjeu principal de l’avocat est de rester proche de ses clients, comprendre leurs attentes, l’évolution de ces attentes et continuer de leur offrir le meilleur service au prix adéquat.

Quels ont été les récents développements en matière de technologie dans le domaine du droit ?

Il y a encore deux ans, le développement d’une IA propre au droit requérait des ressources considérables, d’une part pour récolter suffisamment de données pertinentes, et d’autre part pour entraîner des modèles de langue sur mesure. Or, diverses initiatives publiques et associatives ont récemment permis la création et la mise à disposition en libre accès d’importants sets de données juridiques non confidentielles. Par ailleurs, la disponibilité à large échelle de modèles de langues performants et facilement adaptables permet presque à tout un chacun d’explorer le potentiel de la technologie appliquée au domaine du droit.

Image: iStockPhoto/shapecharge

De plus, on voit maintenant apparaître les GPT, soit des IA personnalisées et distribuées par des tiers sur la base du modèle ChatGPT d’OpenAI. Il faut ainsi s’attendre à davantage d’IA « avocates » comme auxiliaires des avocats et conseils de la première heure pour les clients.

Quels sont les leviers dont les études disposent pour accélérer leur digitalisation ?

La solution la plus rapide est d’engager des talents technophiles qui apporteront un bagage digital directement utilisable. Le dynamisme des sections étudiantes de la SLTA prouve que le bassin de talents en Suisse est riche.

L’autre approche consiste à confier la responsabilité de la digitalisation à un ou plusieurs membres de l’étude, ou éventuellement un prestataire externe, en leur attribuant les ressources et les pouvoirs nécessaires. Certaines études suisses emploient ainsi déjà un chief legaltech / innovation officer ou un COO capable d’engager la transformation.

Au niveau de la loi, quel chemin reste-t-il à faire pour assurer la sécurité des études face aux cyber-risques ?

Le nouvel arsenal législatif en Suisse (nouvelles LPD et LSI) crée selon nous un cadre suffisant compte tenu des risques actuels. Cependant, on peine à cerner précisément toutes les attaques qui deviendront possibles grâce au développement exponentiel des IA, notamment le détournement des fonctionnalités à des fins malveillantes. On voit déjà des « guerres d’IAs », opposant les IAs d’attaque aux IAs défensives. Le maillon faible des systèmes de sécurité restera pourtant toujours l’humain. Il convient donc en priorité de renforcer la formation et la sensibilisation. L’UE travaille de plus à son AI Act ; cette législation traite certains problèmes propres à l’IA en amont de leur commercialisation et la Suisse pourrait s’en inspirer.

Les avocats les plus sensibles aux enjeux économiques de leurs clients ont le vent en poupe.

Quels services sont attendus des avocats / juristes aujourd’hui ?

Les avocats les plus sensibles aux enjeux économiques de leurs clients ont le vent en poupe. Certains acquièrent même une expérience de terrain auprès de leur clientèle, par exemple en travaillant en entreprise. Connaître l’industrie du client de l’intérieur permet un conseil juridique plus pertinent, des solutions à forte valeur ajoutée et une personnalisation précise du service juridique. Connaître les outils et technologies de la clientèle est également un atout intéressant afin de s’intégrer dans l’environnement du client. Ce faisant, l’avocat s’en fait l’allié indispensable.

À quoi faut-il s’attendre en termes d’évolution du marché ?

Au vu des investissements importants qu’on observe actuellement dans le développement des IAs, ainsi que des progrès techniques rapides et de la baisse des coûts des entreprises qui manufacturent les composants (comme Nvidia), nous nous attendons à une accélération de l’évolution. Un cas d’application intéressant dans le domaine du droit serait l’offre de conseils pertinents à des catégories de la population qui n’y ont aujourd’hui pas accès. Si l’IA fait sa place dans la procédure judiciaire, on pourra assister à un développement des accords transactionnels et de la rapidité de traitement des dossiers, ainsi qu’à une amélioration de l’égalité de traitement. On pourra ainsi augmenter l’attractivité et l’accessibilité de la justice. Justitia 4.0 pose d’ailleurs déjà les bases nécessaires à une telle offre. La tendance des clients à attendre un résultat en contrepartie du prix devrait également se développer. Tant les juges que les avocats pourront à cet égard bénéficier d’outils de jurimétrie plus évolués afin de les soutenir. Reste à déterminer avec quelle rapidité le changement se produira.

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