Enjeu majeur depuis toujours, le développement des mobilités douces et l’évolution des pratiques modales au cœur des villes sont aujourd’hui plus que jamais au centre des préoccupations. L’accélération du réchauffement climatique, combinée à la croissance des centres urbains et à la diversification des modes de déplacement, rend ces sujets incontournables. Rencontre avec Vincent Kaufmann, professeur de sociologie urbaine et d’analyse des mobilités à l’EPFL, spécialiste des questions de mobilité, de transports et d’urbanisme, qui nous partage ses analyses et ses perspectives sur ces enjeux cruciaux.
Vous êtes professeur à l’EPFL. Comment préparez-vous les futurs acteurs de la ville de demain ?
Nous lançons à la rentrée un nouveau master en « systèmes urbains », qui vise à former une nouvelle génération d’ingénieurs et de planificateurs urbains, capables d’anticiper les enjeux liés au réchauffement climatique. Ce programme est né d’un constat : pour faire face à des défis territoriaux de long terme, nous devons agir dès maintenant. Il s’agit d’articuler les processus de manière plus efficiente, en intégrant les disciplines et en créant un dialogue entre les professionnels aux méthodes différentes.
Nous mettons également l’accent sur la méthodologie. Face à la diversité des approches – entre ingénieurs, architectes ou urbanistes – il devient indispensable de mutualiser les outils, de les rendre compatibles pour co-construire des projets efficaces. Je continuerai bien sûr à enseigner sur les thématiques de la mobilité et de l’urbanisme à l’échelle territoriale. La demande est forte de la part des entreprises et des pouvoirs publics. Nous avons le devoir d’y répondre avec des formations adaptées.
Le concept de « smart city » est souvent évoqué. Quelle est votre vision à ce sujet ?
Je me méfie un peu de ces mots à la mode, qui peuvent rapidement devenir vide de sens. Cela dit, l’idée qui se cache derrière la notion de smart city reste très intéressante. Le problème, c’est que le débat est souvent capté par les enjeux et innovations technologiques, alors que la vraie question est celle du sens. Une ville intelligente, à mes yeux, devrait surtout être une ville centrée sur l’humain, qui cherche à résoudre des problèmes sociaux et à favoriser la proximité et l’accessibilité des services pour tous.
Comment concilier modes de vie urbains et périurbains, et pourquoi la question des transports est-elle si centrale ?
La clé, c’est la cohabitation des populations. En Suisse, il faut absolument maintenir un dialogue entre les territoires urbains et les zones rurales. Les transports sont essentiels pour cela : ils permettent de relier les espaces, de garantir l’accès aux services et à l’emploi.
Mais il faut aussi repenser certaines libertés. La liberté de choisir son mode de transport, par exemple, devrait être assurée dans tous les territoires, afin d’éviter le plus possible les situations où le recours à l’automobile est obligé et contraint, ce qui reste courant, même en milieu urbain. À titre d’exemple, l’offre de transports publics en Valais ne permet souvent pas un accès aux nombreuses résidences secondaires après 19h. Ces défauts d’accessibilité sont problématiques.
Quels leviers faut-il actionner pour développer un urbanisme durable et des transports plus propres et inclusifs ?
Il est fondamental d’étendre la couverture
spatio-temporelle des territoires par des transports autres que la voiture. Cela passe par des offres de vélos en libre-service efficaces, mais aussi par un investissement conséquent dans les infrastructures cyclables et piétonnes. Il faut penser les services de transports publics à une échelle plus large que les heures de pointes, de manière à rendre les alternatives réellement attractives.
Quelles grandes tendances avez-vous observées récemment en matière de mobilité ?
Je termine actuellement un ouvrage sur ce sujet. Il y a vingt ans, une large part de la population ne concevait pas de vivre sans utiliser une voiture au quotidien. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. De plus en plus de gens souhaitent des alternatives. Pourquoi ? Parce que la conduite est souvent perçue comme une contrainte, une perte de temps, tout particulièrement parmi les moins de 40 ans. Derrière un volant, on ne peut pas développer des activités connectées, qu’il s’agisse de travail, de loisirs ou de détente. Cela montre que les mentalités évoluent, et que la durabilité devient une attente forte. On observe aussi un renforcement de l’attrait du train, avec des projets comme le Léman Express qui rencontrent un véritable succès. La tendance est là.
Face au réchauffement climatique, comment les villes peuvent-elles s’adapter ?
Les îlots de chaleur sont une réalité, et les stratégies de réponse – comme la déminéralisation – commencent à se mettre en place. Mais il faut aller plus loin. L’urbanisme est encore à mon avis souvent trop centré sur l’espace. Il faut aussi repenser la notion de temporalité : les rythmes de vie, les horaires scolaires, les ouvertures des commerces devront s’adapter aux contraintes climatiques. Organiser le temps devient un levier essentiel de la résilience urbaine.
Quels sont les freins majeurs à un urbanisme du 21e siècle ?
Le principal frein, c’est ce qu’on appelle la « dépendance au sentier ». Beaucoup de décisions urbanistiques ont été prises sur la base de modèles aujourd’hui obsolètes, comme un zoning des activités à une échelle d’accessibilité uniquement automobile. Mais de telles conceptions ont fait l’objet de réalisations qui sont là. Revenir en arrière est difficile, car cela implique de transformer profondément ce qui est déjà construit, ce qui coûte cher.
Il y a aussi la question de la vitesse. Sur l’arc lémanique, par exemple, la voiture reste souvent plus rapide que les transports en commun. Si nous voulons que la population change ses habitudes, il faudra réguler la vitesse des modes motorisés. Je développe cette idée dans mon livre « Pour en finir avec la vitesse », coécrit avec trois autres auteurs. Travailler sur la vitesse est un levier clé. Beaucoup de personnes que nous interrogeons évoquent le stress lié à la mobilité. C’est un argument de plus pour agir durablement.
Le télétravail pourrait-il durablement transformer la configuration des villes ?
Oui, très clairement. En Suisse, selon une étude récente, environ 40 % de la population pratique le télétravail. Les gens y sont très attachés. Cela modifie les rythmes de vie et réduit certaines mobilités, mais cela crée aussi des inégalités. Tous les métiers ne sont pas télétravaillables.
Paradoxalement, cela concentre les pics de fréquentation sur certains jours : mardi et jeudi. Il serait intéressant de légiférer pour étaler ces flux sur l’ensemble de la semaine. Cela pose aussi des questions d’urbanisme : avec mes étudiants, nous avons étudié les effets du télétravail sur le commerce local dans les villages de la Côte. Résultat : les télétravailleurs ont contribué, souvent sans le vouloir, à relancer les économies de proximité comme les boulangeries, épiceries, restaurants, cafés, tabac-presse etc…
Quels exemples de villes vous semblent inspirants en matière de mobilité durable ?
L’agglomération de Berne est un exemple remarquable que. C’est la ville suisse la moins motorisée, la moins embouteillée et l’une des plus résilientes. Moins de 50 % des ménages y possèdent une voiture. Cela montre qu’un autre modèle est possible, basé sur un réseau de transports performant et une vision de long terme, la ville possède une attractivité et une qualité de vie exceptionnelle, c’est très représentatif d’un mode de vie citadin de demain à appliquer !
Interview Alix Senault
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