Carrière: «La structure pyramidale ne fonctionne plus»
CEO de IKEA Suisse de 2010 à 2019, Simona Scarpaleggia analyse le paradigme économique actuel, notamment en matière d’égalité des genres. Aussi brillante qu’engagée, la country manager du géant suédois souligne l’importance d’évoluer rapidement vers un modèle plus souple, mature et égalitaire. Simona Scarpaleggia démontre qu’il est possible de mener en parallèle une intense carrière professionnelle tout en réalisant ses projets familiaux. Une évidence en 2019? Pas si sûr. Notamment si l’on prend en compte les inégalités qui demeurent et l’évolution des mentalités dans certains secteurs et sur des questions basiques. Interview.
En tant que directrice d’Ikea Suisse, quelles sont vos tâches et responsabilités?
Dans le cadre de mes fonctions, je supervise et gère l’ensemble des ressources et des opérations de l’entreprise. Je m’occupe également de la la communication avec toutes les parties prenantes internes et externes. Ma principale responsabilité concerne aussi et surtout les questions et problématiques liées à l’environnement. Je suis également Chief Sustainability Officer, un rôle qui consiste à faire en sorte qu’Ikea travaille activement à la réalisation de ses objectifs en matière de durabilité. Cela implique ainsi de définir des objectifs clairs et mesurables et d’adopter les bonnes pratiques pour les atteindre.
Parlez-nous de votre profil et de votre carrière avant ce poste. Quels sont vos principaux objectifs et aspirations professionnelles?
Avant de commencer mon aventure chez Ikea, en 2000, j’ai travaillé pour trois grandes entreprises ayant des activités dans différents domaines: chimie, construction et biens de consommation. J’ai toujours eu un intérêt marqué pour les ressources humaines – le département People and Culture, comme nous l’appelons maintenant. Je compte désormais 21 années d’expérience dans ce domaine.
Etes-vous aussi mère de famille? Si oui, est-il facile de gérer votre vie familiale parallèlement à votre carrière, et était-il toujours possible de le faire?
C’est une question qui m’est souvent posée. J’apprécierais si la même chose était demandée une fois à un homme. Je suis en effet mère de trois enfants. Il n’a pas toujours été facile de gérer à la fois ma vie familiale et professionnelle. Au début de ma carrière en particulier. Je devais alors beaucoup m’engager et m’organiser pour pouvoir conserver un bon équilibre. C’est d’ailleurs à ce moment-là que j’ai pleinement pris conscience de l’injustice qui demeure dans l’économie en matière d’égalité des genres. Les femmes doivent en effet lutter contre de multiples obstacles structurels au sein d’une organisation. C’est pourquoi j’ai décidé de réagir et de faire quelque chose pour changer cette situation.
Avez-vous des faits surprenants, des anecdotes sur ce point?
Je me souviens d’une anecdote assez emblématique. Auparavant je travaillais comme directrice adjointe pour Ikea Italie. Lorsque je fus invitée à un événement pour récolter un prix, j’ai alors découvert avec étonnement que le prix prévu était une cravate… Les organisateurs avaient ainsi pris pour acquis que seul un homme aurait pu occuper un tel poste!
Pensez-vous qu’il est toujours plus difficile pour les femmes de progresser dans le contexte économique au sein duquel nous évoluons actuellement?
La société a connu un changement important au fil des ans, mais cette transformation n’a pas encore atteint ses objectifs. C’est pourquoi nous devons mettre en place une politique de promotion et d’embauche solide et juste. Heureusement, la prise de conscience générale de cette situation est beaucoup plus forte aujourd’hui et c’est certainement un signe encourageant.
D’autre part, les femmes peuvent désormais faire beaucoup pour atteindre leur propre autonomie. Dans ce sens il est important qu’elles apprennent à changer d’attitude et à repenser leur façon de gérer leur carrière. Tout d’abord, nous devons aller au-delà de la pensée stéréotypée. Profondément ancrés en nous, les stéréotypes continuent de dominer notre vision des règles de la société. Les femmes sont éduquées pour dire qu’elles ne sont pas intéressées par le pouvoir. Cependant, si vous voulez changer les choses le pouvoir n’est pas seulement utile et nécessaire, il permet également la liberté et l’indépendance. En niant le pouvoir, vous nuisez à votre carrière. Etre consciente de ces influences peut ainsi aider à remettre les choses en perspective.
En outre, j’encourage les femmes du monde entier à soutenir d’autres femmes, qu’elles souhaitent poursuivre leur carrière ou rester à la maison. Cela contribuera à créer un environnement plus solidaire dans lequel nous nous respecterons et apprécierons la contribution de chacune.
Quel serait votre message aux jeunes femmes ayant de grands rêves professionnels?
Je leur dirais d’être elles-mêmes, de croire en elles et de développer leurs compétences. L’important consiste à se concentrer sur ce qu’elles ont de mieux, sur leurs forces. Ce faisant, elles pourront ainsi créer leur propre expertise et leurs connaissances. Ceci leur permettra, au cours de leur carrière, de s’adapter à un environnement en constante évolution.
Qu’en est-il d’Ikea? Comment l’entreprise travaille-t-elle pour promouvoir la présence de femmes à des postes de haut niveau?
La diversité est une formidable opportunité. Rendre autonomes les femmes et les inclure davantage dans l’économie ne pourra que conduire à de meilleurs résultats et sera globalement très bénéfique pour la société en général. Les femmes constituent bien sûr un bassin de main-d’œuvre hautement qualifié, les perdre en cours de route constituerait alors une perte importante de talents. Il est donc essentiel de garantir une représentation équitable des femmes et des hommes dans le tissu économique. Ikea Suisse a montré que cela était possible. Depuis 2015, nous avons en effet franchi plusieurs étapes importantes, notamment en ayant obtenu la certification EDGE, confirmant qu’il n’y a pas de différences significatives entre hommes et femmes dans notre entreprise en termes de rémunération et d’opportunités. Nous avons également introduit les horaires de travail flexibles, le travail à temps partiel pour les postes de direction, le travail à domicile et, depuis 2018, un congé de paternité de six semaines.
Quelle est votre opinion sur l’égalité des sexes dans l’économie suisse? Qu’est-ce qu’il faudrait encore améliorer?
De manière générale, l’égalité doit être vécue à plusieurs niveaux: travail à temps partiel, congé paternité, etc. L’égalité de rémunération n’est donc qu’un des morceaux du puzzle, mais il est également très important. Et il ne suffit pas non plus d’agir seulement en embauchant plus de femmes. Les organisations doivent ainsi être encouragées à modifier leur approche interne et à appliquer les mêmes normes de base à tous les niveaux, tant pour les hommes que pour les femmes. Pour accomplir ce changement, nous devons changer de priorités. Pour cela, nous devons repenser les entreprises et les systèmes économiques en profondeur. Je souhaite que les femmes et les hommes aient davantage de pouvoir à tous les niveaux, car la structure organisationnelle pyramidale ne fonctionne plus. Dans dix ans, ce modèle sera terminé. Nous nous dirigeons plutôt vers une forme d’organisation non structurée avec des équipes formées et dissoutes en fonction de leurs compétences et objectifs. Cette transition importante nécessite ainsi un modèle fort au niveau de la direction. Et dans ce sens, la politique joue également un rôle important. La loi sur l’analyse des salaires récemment approuvée en Suisse constitue d’ailleurs un pas encourageant effectué dans la bonne direction.
Quels sont vos prochains projets dans votre carrière et pour Ikea?
Dans mon nouveau rôle au sein du groupe Ingka (dont IKEA Suisse fait aussi partie), mon ambition principale consiste à développer l’activité de l’entreprise tout en faisant en sorte que nos collègues restent également au coeur de nos préoccupations. Nous traversons une transformation fondamentale du marché du travail et dans ce contexte il s’avère très important de pouvoir guider chaque collaborateur. Plusieurs emplois vont disparaître et seront bientôt remplacés par de nouveaux. Nous nécessiteront ainsi de nouvelles compétences et nous devons absolument nous assurer que les gens puissent les acquérir et soient préparés au mieux au changement.
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