Interview par Laurane Saad

Nicolas Torrent : Quand la tech bouscule le droit

Président de la Swiss Legal Tech Association, il évoque les défis et opportunités de la digitalisation du droit.

L’intelligence artificielle et les outils numériques redessinent en profondeur le paysage juridique, bouleversant les pratiques établies et soulevant de nouvelles questions éthiques pour les professionnels du droit. Comment s’adapter sans perdre l’essence du métier ? Quelle place accorder à l’innovation sans compromettre les principes fondamentaux du droit ? Nicolas Torrent, Co-Président de l’association Swiss Legal Tech, décrypte les défis et opportunités de cette transition.

Nicolas Torrent, pouvez-vous nous présenter la Swiss Legal Tech Association et son rôle dans la transformation numérique du secteur juridique en Suisse ?

La SLTA est une association à but non lucratif rassemblant divers acteurs du secteur juridique – notamment avocats, juristes et entrepreneurs. Nous aidons à moderniser le marché du droit dans l’intérêt de ses acteurs et à renforcer l’attractivité des services juridiques en Suisse.

Quels sont, selon vous, les principaux défis que rencontrent aujourd’hui les professionnels du droit face à la digitalisation croissante de leur métier ?

Le principal défi réside sans doute dans la rapidité du changement et l’intensité avec laquelle il s’impose. Or, ce changement exige de nouvelles formations et compétences, alors même que la profession subit la pression des délais judiciaires. S’y ajoute une complexité croissante, notamment avec des concepts nouveaux à assimiler comme la « taille de la fenêtre de contexte » d’une IA, c’est-à-dire la quantité d’informations qu’elle peut traiter en une seule requête. Relever ces défis requiert un investissement personnel non-négligeable que nous tâchons de faciliter et simplifier par notre action.

L’intelligence artificielle est souvent perçue comme un levier de performance, mais aussi comme une menace pour certaines professions. Quel impact a-t-elle réellement sur les métiers du droit ?

L’IA est un outil qui fonctionne comme un turbo dans un moteur : elle en augmente les performances, mais ne peut rien sans lui. Savoir utiliser ce turbo, tout en développement une expertise et un réseau sectoriels devrait créer de belles opportunités. En outre, ces outils devraient permettre aux avocats de servir davantage de clients et rendre le conseil juridique plus accessible.

Comment peut-on veiller à garantir un cadre éthique dans l’utilisation de ces technologies ?

La Suisse a récemment annoncé une politique similaire à celle de l’UE, avec davantage d’accent sur le pragmatisme et une approche sectorielle, en fonction du risque. Les défis du cadre éthique sont toutefois nombreux, à commencer par le fait que nous assistons à une forme de course à l’armement. À cela s’ajoute la complexité des IAs et leurs enjeux commerciaux. Il faut à mon sens combiner flexibilité des réglementations, coopération internationale, action en faveur d’une désescalade, investissements dans la recherche et transparence pour assurer sa place centrale à l’éthique.

On entend souvent des critiques visant les normes européennes comme étant « un frein à l’innovation ». Qu’en pensez-vous ?

Ces normes garantissent la protection de droits fondamentaux. L’argument selon lequel l’innovation devrait primer pour éviter un retard technologique ne me paraît pas sérieux. L’exemple du RGPD montre que protection des droits et innovation peuvent parfaitement coexister. Il existe de plus un net décalage entre les technologies de pointe et leur adoption par le marché, rendant l’argument du retard encore moins pertinent. Il faut plutôt comprendre la critique des réglementations dans un contexte plus large, celui de la course à l’intelligence artificielle générale (équivalente à l’intelligence humaine) entre les États-Unis et la Chine, et de la nervosité entourant les fonds colossaux investis.

Comment percevez-vous le rôle de la protection des données dans le cadre du développement de l’IA ?

La protection de la sphère privée requiert une attention particulière, car il est souvent impossible d’effacer une information une fois intégrée à une IA. Cela étant, aucune réglementation ne pourra empêcher les utilisateurs de partager leurs données. Il leur revient donc de faire preuve de vigilance et de retenue.

La démocratisation de l’accès au droit grâce aux outils numériques est souvent mise en avant. Selon vous, les outils technologiques récents peuvent-ils réellement rendre la justice plus accessible aux citoyens et aux PME ?

Oui, les technologies récentes ouvrent des perspectives inédites pour rendre les services juridiques plus accessibles. Par exemple, une personne malentendante pourrait bénéficier d’une retranscription en temps réel des débats. L’IA pourrait également permettre la création d’un service de justice générateur de revenus, contribuant ainsi à son financement.

Comment ces évolutions rapides impactent-elle le travail de votre association au quotidien ?

Nous sommes ravis de voir notre travail susciter autant d’intérêt ! Depuis novembre 2024, nous avons pu compter sur le précieux soutien de notre équipe opérationnelle : Anastasiia Sachek, Asalya Shadyeva, Valeriia Lutoshkyna et Mona Hak.

Nous espérons trouver de nouveaux soutiens financiers afin de mener à bien nos projets plus sereinement et dans des délais plus courts. De nombreux sujets nous tiennent à cœur, mais nous manquons de ressources pour les explorer pleinement. Certains, plus développés chez nos voisins, mériteraient davantage d’attention en Suisse, comme le « legal design », la psychologie du travail ou l’interaction avec les médias sociaux.

Quelle est votre vision pour l’avenir de la SLTA et quels défis futurs envisagez-vous pour l’association ?

Notre objectif est de contribuer à l’attractivité de la Suisse en tant que centre de compétences juridiques de pointe. Pour y parvenir, nous explorons des domaines connexes à la pratique du droit, qui relèvent de l’innovation et de la modernisation, tels que les nouvelles technologies et leur utilisation stratégique, l’expérience utilisateur, ou la sécurité de l’information. Dans cette optique, nous nous attachons à fédérer et mobiliser une communauté d’acteurs engagés dans cette évolution.

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26.03.2025
par Laurane Saad
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